April 2017 /263

La politique sociale

Un nouvel instrument du contrôle migratoire?

Au cours de la dernière décennie, trois facteurs ont entraîné une profonde reconfiguration des flux migratoires vers la Belgique. La crise économique et financière de 2008, d’abord, a rouvert d’anciennes routes migratoires du sud vers le nord de l’Europe. L’élargissement de l’Union européenne (UE) vers l’Europe centrale et orientale, ensuite, a facilité l’entrée sur le sol belge de migrants polonais et roumains notamment. Enfin, l’instabilité politique et économique persistante en dehors de l’Union européenne, a nettement contribué elle aussi à alimenter les flux migratoires vers la Belgique.

Ces trois types de flux, bien que différents, ont suscité des réactions et des inquiétudes similaires dans le chef du personnel politique en Belgique, lesquelles  ont trait pour l’essentiel à l’impact des migrations sur l’État-providence. On se souviendra, par exemple, qu’en sa qualité de secrétaire d’État à la migration en 2013, Maggie de Block s’était inquiétée de l’arrivée de migrants européens poussés par la crise économique et souhaitait “éviter que les étrangers ne viennent ici que pour profiter du système social”. Durant la crise de l’accueil en 2015, Bart De Wever estimait quant à lui qu’il était difficile d’expliquer au contribuable qu’un refugié reconnu bénéficie de la protection sociale en Belgique alors qu’il n’y a jamais payé d’impôt. Ces déclarations sont révélatrices d’une évolution majeure dans la politique migratoire du pays. Désormais, celle-ci cherche à limiter l’accès à la protection sociale aux seuls migrants pouvant justifier d’une contribution économique immédiate et à renvoyer les autres dans leur pays d’origine.

La forme la plus évidente de cette pratique de sélection entre migrants désirables et indésirables est celle qui consiste à retirer le permis de résidence aux citoyens européens ayant fait usage de l’aide sociale et établis en Belgique depuis moins de cinq ans. Un tel retrait est rendu possible par le croisement des données migratoires avec celles de l’aide sociale. Lors de notre travail de terrain, nous avons ainsi rencontré des citoyens européens ayant perdu leur titre de séjour en Belgique pour avoir reçu des allocations de chômage ou un revenu d’intégration durant une période jugée “déraisonnable” par les autorités*. Dans certains cas, le retrait du permis de résidence se produit même lorsqu’un individu a fait usage d’une aide ponctuelle et limitée d’un CPAS pour payer une facture d’électricité ou d’hôpital, par exemple. Au total, plus de 12 000 citoyens européens ont reçu l’ordre de quitter le territoire depuis 2010. Ces mécanismes de sanction et conditionnalité appliqués aux étrangers faisant usage de l’aide sociale nous rappellent évidemment le traitement réservé aux chômeurs et allocataires sociaux belges. Pour ces derniers, l’accès à la protection sociale dépend effectivement de leur capacité à convaincre les autorités qu’ils ont entrepris un nombre suffisant de démarches (notamment par l’envoi de CV), ce qui les rend “dignes” de recevoir le soutien de l’État-providence. Mais quelles sont les conséquences de cette approche restrictive de la politique sociale pour les nouveaux migrants européens ?

En premier lieu, cette pratique du retrait du titre de séjour augmente drastiquement les risques encourus par les nouveaux migrants européens. Il devient monnaie courante à présent de retarder leur inscription au registre de population jusqu’à ce qu’ils obtiennent un emploi stable en Belgique, afin de ne pas éveiller l’attention des autorités. Or ce choix de la “clandestinité” les prive, entre autres, d’une couverture de santé en Belgique !

LafleurJeanMichel

La deuxième conséquence liée à cette crainte qu’ont les migrants de perdre leur permis de résidence, c’est leur plus grande disponibilité sur le marché du travail au noir, à l’image de ce qui se produit avec les travailleurs sans-papiers extra-européens. Mais, dépourvus de contrat de travail déclaré, ils se retrouvent à la merci d’employeurs profitant de leur statut précaire. Autrement dit, lorsque la politique sociale se met au service de la politique migratoire, les secteurs où le travail au noir est plus fréquent tirent parti de la docilité garantie de travailleurs européens sans statut légal.

Les retraits de permis de résidence aux nouveaux migrants européens engendrent une troisième conséquence dommageable, cette fois, pour l’avenir de l’UE. Ces retraits sont vécus par les migrants qui les subissent comme une attaque frontale au principe de libre circulation, l’une des réalisations de l’UE à laquelle les citoyens sont le plus attachés jusqu’aujourd’hui. Pour les gouvernements européens qui – comme la Belgique – ont adopté une vision restrictive de la protection sociale des migrants, il est donc l’heure de déterminer si ce type de politique peut relancer l’adhésion citoyenne à un projet européen désespérément en panne.

Jean-Michel Lafleur
chercheur qualifié du FRS-FNRS et directeur adjoint du Cedem, faculté des Sciences sociales

* Les résultats de cette recherche, financée notamment par les fonds spéciaux de recherche de l’ULg, sont disponibles sur le site http://bit.do/migrationcrisis

What Future for Immigrant Social Protection in Europe?

Conférence organisée par Jean-Michel Lafleur, le 25 avril à 14h, à l’International Press Center, rue de la Loi 155 (Bloc C ),
1040 Bruxelles.

* informations et inscriptions via www.labos.ulg.ac.be/socialprotection

 

Photo : J.-L. Wertz
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