Le 15e jour du mois
November 2017 /268

La maladie mentale

Psychopathologie phénoménologique et souffrances psychiques

Et si la prise en charge des personnes souffrant de pathologies psychiatriques s’enrichissait d’une méthode supplémentaire ? La psychopathologie phénoménologique, qui propose de comprendre rigoureusement l’individu à travers ses expériences subjectives et intersubjectives, est une perspective de plus en plus reconnue, tant dans les milieux cliniques que dans le champ de la recherche internationale. Regroupant des disciplines variées comme la psychologie clinique et la philosophie, mais aussi la psychiatrie ou l’anthropologie, cette manière originale et moderne de comprendre la souffrance psychique sera le sujet de journées d’étude du 13 au 15 décembre à Liège, organisées conjointement par Jérôme Englebert, maître de conférences au département de psychologie, et Grégory Cormann, chef de travaux au département de philosophie.

SanteMentale01Rencontrer et écouter une personne, sans a priori et théorie sous-jacente, en tenant compte de ses explications subjectives, est une démarche bien plus complexe qu’il n’y paraît : « L’individu se caractérise par les contacts qu’il entretient avec lui-même, les autres et l’environnement. En particulier par son ancrage au monde, sa faculté d’être en situation, explique Jérôme Englebert. Il s’agit d’une pathologie très invalidante pour laquelle il est essentiel de compléter des perspectives réductionnistes suggérant qu’il s’agirait d’une pathologie du cerveau, reposant fondamentalement sur un dysfonctionnement cérébral. L’expérience clinique suggère qu’il s’agit avant tout d’une pathologie de l’existence. Les personnes schizophrènes ont un contact différent avec le monde. Elles se perdent dans des interrogations complexes de phénomènes que nous avons la chance de ne pas avoir à interroger. Les patients schizophrènes expriment souvent des interrogations profondes sur le sens de la vie, leur place dans le monde, se demandent s’ils sont bien les agents des actions qu’ils réalisent. Ils ont en réalité un excès de conscience réflexive, ce que l’on appelle des phénomènes d’hyper-réflexivité. Le patient ne se pose donc pas des questions insensées ou déraisonnées, il s’en pose trop et celles-ci sont en dehors du sens commun. Le schizophrène n’a dès lors probablement pas perdu la raison ; il a, comme le suggère le poète Chesterton, “tout perdu, excepté la raison”. »

PRATIQUE ET RÉFLEXION

La psychopathologie phénoménologique est le résultat d’un dialogue entre philosophie et psychopathologie, entre réflexion et pratique clinique. « En philosophie, la phénoménologie n’est pas un mouvement abstrait, mais elle est très ancrée dans la réalité scientifique. Il s’agit de l’étude rigoureuse et précise des phénomènes. Et dans la psychopathologie phénoménologique, c’est aussi le cas. Cliniciens et théoriciens offrent un regard croisé sur la maladie mentale. Il y a une recherche de sens clinique dans la relation entre des êtres humains. C’est la base de la relation soignant-patient. Par la compréhension, nous voulons retrouver le chemin du sens dans son propre environnement, même si ce qu’expose le patient semble a priori insensé dans un environnement considéré comme normal », enchaîne Michel Dupuis, professeur de philosophie à l’UCL et à l’ULiège, et coorganisateur du colloque.

SanteMentale02Le contexte et le point de vue subjectif du patient sont donc à la base de la consultation : « Lors de la rencontre avec un patient, le clinicien l’écoute et construit en sa compagnie un savoir sur son trouble (on parle de coconstruction). Reprenons l’exemple du schizophrène : il confie des informations sur ce qu’il vit et nous allons chercher ensemble une manière pour lui de vivre au mieux sa manière d’être au monde, pour qu’il se sente le mieux possible avec les autres, au sein de sa famille, dans la société, etc. L’on fait alors le constat que c’est souvent le contexte qui confère à un comportement son caractère pathologique ou anormal. Par exemple, se brosser les dents le matin en peignoir dans sa salle de bain est un comportement tout ce qu’il y a de plus normal… Si vous le faites au milieu de la place Saint-Lambert, il ne faudra pas attendre longtemps pour que les sirènes de la psychiatrie s’approchent de vous… », continue Jérôme Englebert.

UN DIALOGUE FÉCOND

SanteMentale03La psychopathologie phénoménologique est au carrefour de plusieurs paradigmes de la psychologie clinique : la psychologie systémique, la psychologie cognitivo-comportementale ou encore la psychanalyse. « En psychanalyse, il y a une stratification de l’ensemble de ce qui est dit, et de ce qui est sous-entendu, à travers l’hypothèse de l’inconscient qui dicte les actes. La psychopathologie phénoménologique donne une importance prioritaire à la conscience et à la compréhension de ce que vit la personne. Les deux approches peuvent être complémentaires », poursuit Michel Dupuis. « La position phénoménologique est athéorique. Elle est descriptive et antérieure aux interprétations et explications, qu’elles soient psychanalytiques ou cognitives. De ce point de vue, la perspective phénoménologique est proche du courant systémique qui cherche également à décrire et comprendre le “comment” plutôt que de répondre au “pourquoi” d’un trouble », renchérit Jérôme Englebert. Enfin, penser la clinique aujourd’hui ne peut plus l’être dans une logique segmentée, mais doit reposer sur une perspective hétérogène et complémentaire. Il est fréquent qu’un clinicien phénoménologue puisse dirigier un patient vers un thérapeute cognitivo-comportemental afin de l’aider dans des problèmes comportementaux spécifiques, comme un trouble de la mémoire ou la gestion de problématiques impulsives.

Le colloque aidera tout un chacun à mieux connaître cette approche moderne des phénomènes cliniques qui s’est beaucoup développée en terre liégeoise ces dernières années. De nombreux spécialistes internationaux (parmi les plus renommés) viendront présenter leurs travaux durant ces journées : « Notre volonté est de réussir l’alliance difficile consistant à rencontrer les exigences pointues du niveau scientifique international et les aspirations subtiles des personnes de terrain qui, au quotidien, rencontrent des patients. Le colloque est gratuit, afin de favoriser cette participation. L’objectif est de créer un terrain d’échanges et de dialogue, de construire un acte de pensée. Nous aurons également d’autres événements avec la projection d’un film [lire ci-dessous] ou des moments alternatifs comme une carte blanche dédiée à la clinique, en pré-colloque le mardi soir », conclut Jérôme Englebert.

“Psychopathologie phénoménologique : dépassement et ouverture”

Colloque, les 13, 14 et 15 décembre, à Liège.

* www.psychopatho-pheno.ulg.ac.be

 

Regard documentaire

Le mercredi 13 décembre, Jeremy Hamers présentera 12 Jours, le nouveau film de Raymond Depardon. 12 jours ? C’est le délai légal pour les personnes qui ont été internées dans le cadre d’une procédure d’hospitalisation sous contrainte, avant de rencontrer le juge qui décidera de prolonger ou non cet internement. « Le film a été tourné dans une institution psychiatrique à Lyon, dans une chambre en huis-clos qui réunit les patients, le juge et un avocat. Les spectateurs assistent au singulier dialogue qui se crée : le patient parle de lui, de ce qu’il ressent, de ce qu’il vit ; le juge parle le langage du droit. Les deux ne sont jamais réunis dans un même plan », explique Jeremy Hamers, chercheur au département des arts et sciences de la communication.

Pas d’intrusion, juste une observation de petits moments de vie, avec parfois la vision d’un juge complètement désarçonné par la rencontre. « Je suis fou, j’ai la folie d’un être humain », affirme un patient à un moment donné. « Depardon, qui a l’habitude des milieux carcéraux et des institutions psychiatriques, est attentif à tous les petits détails, résume Jeremy Hamers. Je pense par exemple à un plan sur la porte de la cellule destinée aux patients agités, et sa pancarte euphémisante : “Salon d’apaisement”. Il y a certes une mise en scène, les cadres de Depardon sont très travaillés, mais, avec la caméra fixe, le patient peut décider d’entrer dans le champ ou non. Tout est filmé avec une grande douceur, ce qui permet de révéler l’humanité et la lucidité des patients mais aussi, parfois, de leurs vis-à-vis, les juges… »
La projection est ouverte à tous. Elle sera suivie d’une discussion entre le public et Giovanni Stanghellini, psychiatre italien.

12 Jours de Raymond Depardon sera diffusé au cinéma Churchill, rue du Mouton blanc, 4000 Liège, le mercredi 13 décembre à 20h.

* info.psychopatho-pheno@ulg.ac.be

Carine Maillard
Photos couleur : 12jours-Dejardon. Photo NB : Lievent Nollet. Illustration : Julien Ortega y Uribe-Echevarria

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