November 2017 /268
Le transhumanismeEn contrepoint de l’exposition “J’aurai 20 ans en 2030”, un livre de Philippe Lecrenier* fait la part belle aux sciences humaines. Divisé en 18 chapitres, l’ouvrage aborde autant de thématiques, convoquant des disciplines aussi variées que l’économie, la psychologie, la communication, etc. Les Prs Philippe Coucke, de la faculté de Médecine, et Florence Caeymaex, de celle de Philosophie et Lettres, s’expriment sur le sujet du transhumanisme, soit l’augmentation des performances physiques et intellectuelles humaines à travers les nano- et bio-technologies, l’informatique et les sciences cognitives. Interview. Le 15e jour du mois : Le transhumanisme est-il déjà une réalité ? Philippe Coucke : Un début de réalité. À l’heure actuelle, nous sommes en mesure de réparer la fonction humaine dans une optique curative : nous sommes capables de modifier l’ADN de telle sorte que nous pouvons envisager le traitement curatif de maladies aujourd’hui considérées comme non curables : c’est le cas de certaines maladies dites orphelines. Nous sommes capables de prouesses technologiques comme implanter dans le cerveau d’un singe des micro-puces qui enregistrent le signal de l’ordre de marche et l’envoient au niveau de la moelle distalement d’une lésion transverse, ce qui permet de marcher à nouveau. Nous pouvons alléger les souffrances grâce à la technologie ; mutatis mutandis, nous sommes devenus “Dieu”. Le transhumanisme porte en lui de nombreux espoirs et a à son actif des prouesses magnifiques attestant de l’intelligence humaine et des solutions qu’elle augure. Le 15e jour : “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”, disait Rabelais. Joue-t-on à l’apprenti-sorcier ? Ph.C. : Guérir est une chose, améliorer nos capacités, une autre. Nous créons des exosquelettes qui augmentent la résistance physique, annulant ainsi les multiples pathologies dues à un exercice répété ou un travail physiquement pénible. Jusqu’où ira-t-on ? Jusqu’où peut-on aller ? Les réflexions d’ordre éthique n’ont pas cours encore ou pas assez… Or de grands projets de recherche suscités par des puissances financières, industrielles et militaires s’intéressent à la mémoire, singulièrement à la possibilité de modifier nos souvenirs… Je m’inquiète aussi des travaux sur une micro-puce (on parle d’implants TIC) qui, introduite dans le cerveau, établira des connexions avec l’intelligence artificielle. Dans quel but ? Notre liberté individuelle est en jeu. Il faut d’urgence encadrer ces recherches. Mais comment tracer une frontière entre le traitement d’une pathologie et la prévention de cette affection ? En d’autres termes, que faut-il réparer ? Quand parle-t-on d’augmentation ? Des questions éminemment sociales, éthiques et qui ont trait à l’essence même de la espèce humaine méritent d’être affrontées et très rapidement. Le 15e jour du mois : Que pensez-vous du transhumanisme ? Florence Caeymaex : Le projet transhumaniste n’est pas de la science-fiction ; c’est un projet techno-scientifique soutenu politiquement et idéologiquement. Scientifiques, ingénieurs et financiers œuvrent la main dans la main pour ce qu’ils présentent comme une “révolution”. Le problème de fond n’est pas en soi la transformation de la vie; après tout les sociétés contemporaines se sont organisées à travers un contrôle historiquement inédit des processus biologiques. La question, il est banal de le dire, reste plutôt celle de l’usage et des fins, et du projet de société qui va avec. Usages et fins dans ce projet s’inscrivent dans la perspective morale du “progrès humain” au fond désuète, typique de la modernisation des XIXe et XXe siècles ; une idéologie aujourd’hui contestée de toutes parts dans le contexte des crises environnementales, économiques et géopolitiques, qui sont des crises de la modernité. La manière agressive dont le projet transhumaniste cherche à prendre pied dans l’espace public et les médias, sa façon de réenchanter l’idée de progrès, est une réaction à ces contestations. Le 15e jour : Faut-il s’y opposer ? Fl.C. : L’enjeu est de s’interroger sur les mondes possibles que dessinent ces technologies, et de choisir entre ces mondes. L’extraction du charbon puis du pétrole a eu le pouvoir de dessiner les contours de notre monde parce que certains choix ont été faits quand aux modalités de leur usage, de leur transformation, de leur distribution. La technique n’est jamais neutre, dit-on. Le sens de cette phrase est double : d’une part, nos technologies sont grosses de “mondes à faire” ; d’autre part, ces mondes ne deviennent réalité que parce que des choix sont faits entre ces mondes possibles. Par ailleurs, les fabrications humaines échappent à leur créateur : elles ont une vie propre, qui peut devenir porteuse d’effets mais aussi de projets ou d’intentions inattendues. Ceci renforce le plaidoyer en faveur des décisions collectives ; nous avons besoin d’apprivoiser nos technologies, parce que nous n’en sommes pas les maîtres souverains. Il est dès lors indispensable de produire des connaissances et de les partager, d’en faire un enjeu véritablement public. Rien n’empêche que certaines technologies puissent nous dessiner un avenir orienté vers un “mieux vivre”, mais l’état actuel de la planète rappelle qu’il s’agit d’abord d’un “mieux vivre ensemble” plutôt que de l’amélioration du “genre humain”, vieux rêve ou cauchemar biopolitique qui renaît constamment de ses cendres.
Propos recueillis par Aliénor Petit
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