Mars 2008 /172

Trois questions à Marc Ansseau

Héroïne à usage médical

 
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Photo: ULg -  Jean-Louis Wertz

Marc Ansseau est professeur au département des sciences cliniques-psychiatrie et psychologie médicale.

 Le 15e jour du mois : La ville de Liège va mettre en place un projet pilote à l’intention des toxicomanes. Dans quelle mesure votre service est-il concerné ?

Marc Ansseau : A l’heure actuelle, il s’agit d’instaurer un “projet pilote de traitement assisté par diacétylmorphine” qui concerne spécifiquement une certaine population d’héroïnomanes. Depuis plus de 15 ans en effet, les centres de toxicomanie attirent notre attention sur les difficultés de prise en charge d’un noyau “dur” de toxicomanes à l’héroïne. Ces centres se sont adressés à l’Université pour évaluer un traitement adapté à cette frange récalcitrante, traitement qui a révélé son efficacité tant aux Pays-Bas qu’en Suisse, en Allemagne et en Espagne.

Le service de psychiatrie que je dirige et celui de criminologie d’André Lemaître ont lancé en 2004 une étude pour faire le point sur la consommation d’héroïne, les traitements actuels et les pratiques de délivrance d’héroïne sous contrôle médical menées à l’étranger. Financée par la Région wallonne, la Politique scientifique fédérale et la ville de Liège, l’étude, publiée*, recommande la mise en place d’un projet pilote pour évaluer l’efficacité du nouveau traitement. Nous nous sommes portés candidats à l’évaluation de ce projet pilote. Sa mise en œuvre devrait commencer le 1er avril, mais dans les faits je sais qu’il faudra encore attendre quelques mois afin que tous ses acteurs soient opérationnels.

Le 15e jour : Le problème est-il sérieux ?

M.A. : Le problème de l’héroïne est très sérieux. Une étude réalisée dans l’arrondissement judiciaire de Liège révèle que 5340 personnes entre 18 et 30 ans, soit 0,70% de la population vivent sous la dépendance de cette drogue. C’est plus que la moyenne belge (0,39%), allemande (0,23%) ou luxembourgeoise (0,59%). Or les conséquences de l’addiction à l’héroïne sont dramatiques pour l’individu, sa famille et la société.
L’effet recherché est l’euphorie et l’analgésie psychologique, c’est-à-dire la sensation de bien-être, de satisfaction et de détachement. Mais des effets indésirables sont fréquents : constipation, dépression respiratoire, transpiration, nausées et vomissements. Par ailleurs, l’attention, le jugement, la mémoire et la concentration sont altérés. Non seulement l’état général physique de la personne décline mais, étant donné le mode d’administration du produit, elle court de grands risques d’être contaminée par le sida ou le virus de l’hépatite. On constate aussi de très nombreux signes de troubles psychiatriques, notamment des dépressions et psychoses. De plus, les décès par overdose ne sont pas exceptionnels.

Au niveau familial, les conséquences sont désastreuses car l’individu drogué détruit l’équilibre de son entourage et son apathie l’empêche d’étudier ou de travailler. Au niveau social, l’héroïnomane vit dans l’illégalité. A cause de sa consommation qui est tout à fait prohibée mais aussi parce qu’il se rend coupable, bien souvent, d’actes délictueux : vols en tous genres, deals, prostitution.

Le 15e jour : De quels traitements disposons-nous à l’heure actuelle ?

M.A. : L’objectif de toute prise en charge est le sevrage. Grâce à un soutien psychologique adapté et à certains médicaments, une part importante des toxicomanes parviennent à mettre un terme à leur dépendance. Dans les années 70, un programme de substitution a été élaboré, lequel préconise la distribution de méthadone – qui diminue l’effet de manque – de façon contrôlée pour mener le patient vers le sevrage. Ce traitement, très controversé au départ, peut durer plusieurs mois, voire plusieurs années, mais on note un retour progressif à la normale : l’amélioration de l’état physique du patient et la diminution de la petite délinquance vont de pair. La panoplie thérapeutique actuelle porte ses fruits et concerne 75% des héroïnomanes… Un chiffre encourageant mais qui signifie aussi que 25% d’entre eux ne veulent pas des solutions proposées. A Liège, cela concernerait plus de 1000 personnes.

L’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse, on le sait, ont mis en place un processus qui donne des résultats encourageants. Il s’agit de distribuer, de manière contrôlée et dans des centres médicaux, de l’héroïne – ou diacétylmorphine – aux patients. Le but étant d’attirer cette population dans les centres de traitement et de la réinsérer progressivement dans une démarche de sevrage. Je sais que cette option soulève des vagues de protestations dans ce que l’on appelle la “société civile”. Beaucoup se demandent s’il est moral que l’Etat distribue de la drogue. Ce que je peux dire, c’est que les résultats obtenus chez nos voisins grâce à ce processus sont excellents : en Suisse, la thérapie avec prescription d’héroïne se termine chaque année dans près de 20% des cas par un traitement de substitution à la méthadone ou par une abstinence. Les travaux suisses et néerlandais ont ainsi démontré que la prescription de diacétylmorphine était faisable et sans conséquence néfaste pour les patients.

La diacétylmorphine distribuée de manière contrôlée sur base de prescriptions et d’un suivi médical rigoureux entraîne nettement moins d’effets secondaires que la consommation d’héroïne “de rue”. Les Suisses ont observé une amélioration de la santé physique et mentale des patients, une meilleure intégration sociale et familiale et une diminution de consommation illicite et de comportements délictueux. C’est ce que l’on appelle la “réduction des dommages”. Plusieurs initiatives ont d’ailleurs vu le jour dans cette optique : distribution d’aiguilles et de seringues (pour éviter la contamination par le virus du sida) ou création de centres de contact. Je crois que nous devons, en la matière, éviter trop d’idées préconçues pour regarder de façon réaliste le problème de la drogue et envisager le traitement des personnes toxi-dépendantes résistantes. L’Angleterre et le Canada mènent aussi des projets expérimentaux de délivrance d’héroïne sous contrôle. Le Luxembourg prépare une expérience similaire.

Concrètement, le projet pilote mené dans la ville de Liège inclura 200 personnes : la moitié des patients recevra de la diacétylmorphine sous contrôle médical, l’autre moitié servira de groupe contrôle. Nos deux services universitaires – avec Isabelle Demaret aux commandes – s’engagent à suivre l’ensemble de la manœuvre qui s’étendra sur trois ans : il s’agira de vérifier en quoi ce traitement est d’une efficacité inférieure ou supérieure à l’offre actuelle pour une population spécifique “résistante”.


 Propos recueillis par Patricia Janssens



* Marc Ansseau, Frédéric Gustin, Fabienne Hodiaumont, André Lemaître, Salvatore Lo Bue, Vincent Lorant, Marie-Isabel Portet, Jean Reggers, Marianne Tyberghein, Paul Van Deun, DHCo. Délivrance d’héroïne sous contrôlemédcial. Etude de faisabilité et de suivi, Gent, Academia Press, 2005.

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