Mai 2013 /224

Réunir tous les élèves , base essentielle à la démarche philosophique

HerlaAnnePortraitLe 16 mars dernier – non, ce n’était pas le 1er avril –, on pouvait lire dans La Libre Belgique l’avis très sérieux d’un expert de la Banque Degroof. Concernant les deux milliards manquant au gouvernement pour “respecter sa trajectoire budgétaire”, il proposait – entre autres mesures – de décourager, par un minerval majoré, les étudiants qui se destinent à des formations qui risquent de les mener droit au chômage, comme le journalisme, la sociologie ou la philosophie (sic). L’argument étant que, trop nombreux pour les postes existants, les étudiants issus de ces filières viendraient grossir les rangs des chômeurs et refuseraient ensuite les emplois qu’on leur propose, sous prétexte de surqualification.

N’en déplaise aux experts en économie libérale, la philosophie semble avoir encore de l’avenir, si l’on en croit les débats actuels portant sur son éventuelle introduction dans l’enseignement obligatoire. Certes, ce n’est pas la première fois qu’un tel projet est évoqué. Mais un nouvel élément est à présent avancé : des constitutionnalistes (dont le Pr Christian Behrendt, de l’ULg) ont confirmé le 12 mars dernier que les cours de morale et de religions pouvaient, sur simple décret, devenir facultatifs (comme c’est déjà le cas en Flandre), pourvu que les écoles officielles continuent d’offrir aux élèves qui le souhaiteraient la possibilité de suivre ces cours, par exemple le mercredi après-midi. Bien plus : l’obligation actuelle qui est faite aux parents de marquer leur appartenance à un courant philosophique ou religieux est en contradiction avec la juridiction internationale qui garantit le respect de la vie privée et le droit de ne pas prendre publiquement parti en ces matières.

De telles considérations vont dans le sens de l’instauration, à la place de ces deux heures de cours “dits philosophiques” actuels, d’un cours unique destiné à tous les élèves d’une même classe d’âge, quelle que soit leur orientation spirituelle. C’est la position défendue par le PS et le MR (et par de nombeuses organisations comme le Cedep ou la Fapeo*), qui va à l’encontre de la proposition faite par la ministre Simonet d’un “tronc commun” (constitué en partie de philosophie) à intégrer aux programmes des cours de religions et morale. On échapperait ainsi dans le premier cas à une situation institutionnelle typiquement belge dans laquelle, depuis le Pacte scolaire de 1959, le cours de morale est placé sur le même pied que les religions reconnues, créant d’emblée un clivage entre les élèves et faisant de la laïcité une option spirituelle parmi les autres.

Reste à définir quel pourrait être ce cours commun et à quel niveau d’enseignement il interviendrait. Qui est apte à philosopher ? Voilà bien une question philosophique... et politique ! Il apparaît notamment que le fait de proposer un cours de “questionnement philosophique” dès l’école primaire aurait un impact appréciable : permettre aux élèves de se familiariser progressivement avec les habiletés de pensée spécifiques à la philosophie (questionner, exemplifier, argumenter, problématiser, conceptualiser, faire des liens logiques, etc.). La philosophie avec les enfants existe sous des formes diverses depuis une trentaine d’années. C’est là une source d’inspiration non négligeable, et pas uniquement pour son public d’élection. On pourrait aussi y puiser des idées précieuses pour mettre sur pied dans le secondaire un cours de pratique philosophique (discussion réglée selon des critères précis, exercices d’écriture philosophique, application d’outils philosophiques à des situations concrètes, création personnelle en lien avec les notions étudiées au cours, etc.).

Il est par ailleurs évident que réunir tous les élèves, toutes convictions confondues, est une base essentielle à la démarche philosophique elle-même. Loin de faire de l’école un lieu d’universalité abstraite, on viserait à développer une pensée collective à partir du vécu et des particularités (religieuses, sociales, politiques, etc.) de chacun. C’est ce que font déjà de nombreux professeurs de morale confrontés à des classes très diversifiées : leur cours est un lieu de réflexion où le dissensus a largement sa place et où c’est la différence qui fait penser (et non la répétition du même : pensées toutes faites, dogmes à tout-va ou morale prétendument neutre). A l’heure où les appels à la morale et au civisme ressurgissent un peu partout, gageons que c’est dans sa force critique qu’un cours de philosophie pourra trouver son intérêt, c’est-à-dire non pas dans un consensus mou autour de valeurs mille fois rabâchées, mais dans une véritable confrontation des idées, vivifiée par les exigences de la pensée philosophique.

Quant à l’impact de cette possible évolution, comment ne pas se réjouir, au sein du département de philosophie, à l’idée que le cours de morale se mue un jour en cours de philosophie “pour tous”? En prenant au sérieux le “droit à la philosophie” cher à Derrida, nous pourrons espérer nous rapprocher de l’idéal spinozien : “Etre le plus possible à penser le plus possible”. Quitte à froisser quelques économistes libéraux et autres expertocrates...

Anne Herla
assistante au département de philosophie en faculté de Philosophie et Lettres

* Le Cedep est le Centre d’étude et de défense de l’école publique et la Fapeo la Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel.

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