Mai 2013 /224

Les insectes dans notre assiette

Alors que population de la planète augmente, la pénurie de céréales commence à se faire sentir. Face à cette réalité, la FAO préconise de modifier nos habitudes alimentaires et, notamment, nos sources de protéines. Car, si deux kilos de céréales suffisent à produire un kilo d’insectes, il en faut dix pour un kilo de viande. Le salut par les coléoptères ? Rencontres avec Nicolas Paquot, professeur de clinique en faculté de Médecine (service diabétologie, nutrition et maladies métaboliques), et Lucienne Strivay, anthropologue, chargée de cours, au département des arts et sciences de la communication en faculté de Philosophie et Lettres.

PaquotNicolasLe 15e jour du mois : Mangera-t-on un jour des insectes en Europe ?

Nicolas Paquot : Pourquoi pas ? D’un point de vue nutritionnel, l’objectif est d’avoir une alimentation équilibrée. Or, que constate-t-on globalement dans les pays occidentaux ? Que nous mangeons trop de protéines, trop de graisses saturées et trop de sucres raffinés, mais pas assez de glucides complexes ni de fibres, ni de micronutriments. Ces habitudes alimentaires ont des conséquences sur notre forme, notre poids et notre santé. D’autant qu’elles s’accompagnent d’une sédentarité accrue, surtout chez les jeunes. De manière générale, nous devons impérativement – si nous voulons éviter les problèmes de santé – consommer moins d’aliments d’origine animale (sauf le poisson), moins de produits gras et sucrés, et plus de fruits, de légumes et de glucides non raffinés.

Les insectes constituent une bonne source nutritionnelle, à la fois sur le plan des calories, des protéines et des lipides. Ils sont également riches en minéraux et en vitamines. A titre d’exemple, 100 grammes de chenille couvrent 76% de nos besoins en protéines et près de 100% des besoins en différentes vitamines. Leur contenu énergétique est comparable à celui de la viande (on note cependant de grandes variations d’une espèce à l’autre) et la qualité des protéines est comparable à celles de la caséine (contenue dans le lait) ou du soja, ce qui est excellent. Chose intéressante également : les insectes fournissent un apport élevé en acides gras mono et polyinsaturés et sont riches en micronutriments (cuivre, fer, magnésium, sélénium, zinc, vitamines du groupe B).

Par ailleurs, on sait que la composition des insectes est très dépendante de leur alimentation : on peut donc, dans un élevage, favoriser la nourriture opportune à l’accroissement de tel ou tel acide aminé ou encore favoriser certains acides gras comme les oméga-3. Il y a là probablement matière à des développements importants.

Le 15e jour : Que du positif ?

N.P. : D’un point de vue nutritionnel, l’entomophagie est intéressante. Mais tous les insectes ne sont pas comestibles : il faut les connaître et bien les choisir (on dénombre actuellement plus de 1500 espèces !). Par ailleurs, certains aspects toxicologiques demeurent mal connus (présence de toxines, d’allergènes, menaces microbiennes). Consommer n’importe quel insecte cru est dès lors totalement déconseillé. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là : le principal obstacle à la consommation des insectes est d’ordre culturel. Les coléoptères, chenilles et autres termites auraient sans doute plus de succès, chez nous, utilisés sous forme de poudre, du moins à l’heure actuelle.

StrivayLucienneLe 15e jour du mois : Mangera-t-on un jour des insectes en Europe ?

Lucienne Strivay : Je suis dubitative. Le développement de cette mutation alimentaire possible risque de demander du temps. Si la consommation de chenilles et de larves est chose courante dans plusieurs régions d’Afrique et d’Amérique latine, si les sauterelles font florès sur les marchés indiens et chinois, on n’a jamais vu d’insectes dans une assiette européenne… hormis en Sardaigne où l’on trouve au marché noir le “casu marzu”, un fromage qui contient traditionnellement son lot de larves vivantes. C’est vraiment une exception, d’ailleurs interdite de commercialisation en raison des risques sanitaires qu’elle comporte. Mais, au marché noir…

L’alimentation, il faut le savoir, ne se réduit pas à la somme des vitamines et autres nutriments qu’elle contient : elle ne se limite pas à sa dimension diététique. Se nourrir est un geste intime, c’est une manière d’incorporer le monde : ce que l’on mange nous constitue. Et si d’un point de vue biologique on devient ce que l’on mange, cela est vrai aussi d’un point de vue symbolique.

Or chez nous, les insectes sont associés à la souillure, au grouillement, à la mort. Ce sont des agents de décomposition qui s’infiltrent partout. Dans la tradition biblique, le Lévitique notamment, la consommation d’insectes est interdite, sauf celle des grillons et sauterelles. Le Deutéronome les exclura totalement. Que ce soit dans la littérature (La Métamorphose de Kafka) ou au cinéma (La Mouche, Alien et autres films d’horreur), les insectes suscitent immanquablement la répulsion et on ne se prive pas d’utiliser leur apparence biomécanique pour réveiller nos angoisses. Même l’émerveillement du documentaire Microcosmos ne parvient pas à écarter complètement notre réaction de distance et d’inquiétude face à leur altérité.

Le 15e jour : Que du négatif ?

L.S. : Non, l’argument le plus convaincant en faveur de la consommation des insectes est certainement d’ordre écologique. A mon avis, dans l’immédiat, il peut séduire une certaine frange de la population, celle dont la conscience écologique serait assez vive, ou celle qui évolue dans une sécurité suffisante pour risquer ponctuellement l’innovation. On peut bien sûr rassurer rationnellement les consommateurs sur la qualité nutritionnelle des insectes. Mais ceux et celles qui peuvent, par moments, s’affranchir complètement des habitudes culinaires et des répulsions identitaires sont peu nombreux. La cuisine reste généralement le dernier bastion de résistance à l’intégration d’une autre culture. Les formes du dégoût ne sont pas le résultat d’un caprice individuel ou collectif, elles appartiennent à un tissu culturel qui les dépasse largement.

Je reste donc relativement pessimiste en ce qui concerne l’adoption culinaire rapide des insectes chez nous. Sauf habileté stratégique… Les offrir, par exemple, à consommer sous forme de poudres, c’est-à-dire sous un aspect méconnaissable – comme la cochenille (le fameux E120) qui colore déjà certains yaourts, la saucisse de Francfort et le tarama.

Propos recueillis par Patricia Janssens

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