Septembre 2013 /226

Libre d’écrire

La rentrée académique célèbre la liberté d'expression

RentierBernardC’est la liberté d’expression dans quelques-unes de ses déclinaisons qui sera mise à l’honneur à l’occasion de la cérémonie de Rentrée académique. Plusieurs penseurs et artisans de la “circulation des opinions et des connaissances” recevront ainsi les insignes de docteur honoris causa : le Pr Steven Harnad (université du Québec à Montréal), l’un des pères fondateurs du mouvement de l’Open Access qui a favorisé l’émergence d’un nouveau paradigme de la diffusion des savoirs ; Gerard Ryle qui dirige l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), pour la réponse qu’il adresse aux besoins d’un journalisme d’investigation de qualité ; le journaliste kazakh Lupkan Akhmedyarov, pour son travail journalistique dans un Etat laissant peu de place à la critique; les caricaturistes Jean Plantureux (Plantu), Pierre Kroll et Nadia Khiari, pour le rôle que joue le dessin de presse dans l’exercice de la liberté d’expression. Trois débats auront lieu en marge de la cérémonie, abordant chacune des sous-thématiques (voir programme ci-dessous).

Investigation : liberté d’inquiéter

Au moment de rédiger cet article, la famille Graham, aux Etats-Unis, vendait son titre emblématique The Washington Post à Jeff Bezos, fondateur et dirigeant d’Amazon.com, sans expérience en matière de gestion d’un quotidien de référence. Sur Twitter, un éditorialiste du New York Times écrivait à ce propos : « Incroyable qu’aujourd’hui, une start-up vieille de deux ans se vende pour un milliard de dollars, mais qu’un journal vieux de 135 ans ne soit vendu que pour 250 millions. » Le même jour, Lalibre.be reprenait, en français et sans valeur ajoutée par rapport au texte original, un article de Slate.fr paru un mois plus tôt – en juillet – et constituant lui-même une traduction d’un article de Slate.com paru en juin. Recyclage. Le même jour encore, un article publié par The Guardian et traduit par Le Nouvel Obs était largement partagé sur Facebook. Rédigé par Francesca Borri, correspondante de  guerre en Syrie, il abîmait « l’image romantique du reporter freelance ». Borri se désolait de son rédac’ chef au moment de lui proposer un sujet sur les groupes islamistes en Syrie : « Qu’est-ce que c’est que ça ? 6000 mots et personne ne meurt ? » Plus loin, elle relatait : « Que vous écriviez d’Alep ou de Gaza ou de Rome, les rédacteurs en chef ne voient pas la différence. Vous êtes payé pareil : 70 dollars par article. Même dans des endroits comme la Syrie, où (…) dormir dans une base rebelle, sous les obus de mortier, sur un matelas posé à même le sol, avec cette eau jaune qui m’a donné la typhoïde, coûte 50 dollars par nuit ; une voiture coûte 250 dollars par jour. »

VanesseMarcLes traces de l’affaiblissement de la presse écrite d’intérêt général sont visibles depuis longtemps. Une presse encore en recherche d’un modèle économique capable de la maintenir au-dessus du seuil de rentabilité. « On voit partout les signes de cette nervosité économique. Les moyens se raréfient tandis que l’on réclame des journalistes une productivité à ce point soutenue qu’elle se réalise au détriment des procédures de vérification des faits et de la fiabilité des sources, et donc de la qualité de l’information. Ceci précipite les départs volontaires ou les plans sociaux, dans des rédactions soumises aux rigueurs budgétaires imposées par des gestionnaires eux-mêmes rarement journalistes, explique Marc Vanesse, qui enseigne le journalisme au département des arts et sciences de la communication (ULg). Considérée comme l’une des plus belles spécificités de la presse professionnelle, l’investigation est devenue, dans ce contexte, l’espèce la moins protégée. Les journalistes se démobilisent parce qu’on ne leur laisse plus le temps d’enquêter sérieusement. Au nom d’une certaine proximité avec le lectorat, au nom d’un agenda dicté par une poignée de communicateurs, certains hiérarques entendent privilégier les sujets légers (la canicule en été, la neige en hiver, le démarrage des soldes, le bébé de Kate, la rentrée des classes, etc.) en demandant à leurs rédactions respectives de se consacrer à tout autre chose que des enquêtes plus fouillées, plus dérangeantes, voire plus inquiétantes. A la pression du “clic” et des nouvelles en continu, il faudrait substituer une concurrence plus intense entre les titres. Chacun d’entre eux affirmerait sa personnalité, sa distinction en privilégiant ses propres sujets, forts et diversifiés, clairement déterminés dans une charte rédactionnelle connue des lecteurs. »

Ancien grand reporter au service international du Soir, Alain Lallemand confirme : même si le journalisme d’investigation continue d’être poussé par quelques individualités, les pays francophones, autant que les Etats-Unis, connaissent un « problème culturel du statut de l’investigation. Dans des réactions mourantes, c’est peu dire que nous n’en faisons plus assez. Dans le même temps, certains pays émergents et pays pauvres pratiquent, eux, le journalisme d’investigation coûte que coûte. Parce que celui-ci est une condition de la liberté d’expression. »

Faut-il céder au pessimisme ? Pas totalement. « On assiste à des sursauts intéressants, reprend Marc Vanesse. En France comme en Belgique, certaines publications, numériques comme Mediapart de l’ancien directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel, ou Apache, initié en Belgique, certains magazines papier comme XXI, imaginé par Patrick de Saint-Exupéry. » Parmi ces sursauts, il y a aussi l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), créé à Washington dans les années 90 parce que les quotidiens ne parvenaient plus à dégager de marges suffisantes en faveur du journalisme d’investigation. « En 2011, je cherchais à enquêter sur les flux d’héroïne entre l’Afghanistan et la Belgique, se souvient Alain Lallemand. Lançant un appel à collaborateurs via l’ICIJ, j’ai ainsi travaillé avec une journaliste française installée à Istanbul, un journaliste afghan basé à Kaboul, une équipe de Serbes et de Bosniaques, etc. Nous avons constitué un projet d’investigation véritablement global, autrement impayable. » Mais de nuancer : « Cela ne veut pas dire que ces collaborations transfrontières sont devenues le seul moyen de faire de l’investigation. Quand un journal n’a plus beaucoup de budget, il tend à se recentrer sur son territoire national et se souvient que l’objet premier du journalisme est d’enquêter. C’est fondamental si l’on est convaincu que l’investigation est un contrepouvoir. Ceci implique de se défaire d’une certaine perception du journalisme d’investigation comme une profession permettant de bien gagner sa vie. C’est, au contraire, forcément un métier de combat. Un métier de gagne-petit, d’artisan. Un métier profondément intellectuel. Un métier de dénonciation. »

Open Access : liberté d’être entendu

ThirionPaul« La liberté d’expression, c’est aussi la liberté d’être entendu. » Paul Thirion résume ainsi le lien entre Open Access et liberté d’expression. Directeur des bibliothèques à l’ULg, il figure parmi les grands artisans de l’Open Access intra et extra muros. On connaît le credo de l’accès libre : traditionnellement, lorsqu’un auteur cède ses droits patrimoniaux à un éditeur, c’est en échange d’une rémunération. Mais en matière de publication scientifique, l’auteur est souvent contraint de céder la totalité de ses droits à l’éditeur et ce, sans la moindre rémunération ! « C’est injustifié et donc excessif, tranche Paul Thirion. Ajoutons à cela l’explosion des prix des périodiques scientifiques : depuis 1993, le coût d’abonnement a quadruplé en sciences et en médecine, et triplé en sciences sociales. En fin de compte, on constate que l’auteur rédige lui-même ses publications (lesquelles sont peer-reviewed par d’autres chercheurs, le plus souvent gratuitement), que les chercheurs paient (cher) pour lire, mais que les bénéfices vont intégralement au secteur privé, y compris lorsque c’est le secteur public qui a financé les recherches dont il est question. Disons donc que la liberté d’être entendu, indissociable de la liberté d’expression, est ici relativement contrainte. Or, une recherche financée par le public devrait pouvoir être à la disposition de tout citoyen et non seulement à la disposition de quelques happy fews.»

A l’ULg, l’Open Access se cristallise surtout dans le portail Orbi, pas plus lourd que 10 GB de données mais qui recense aujourd’hui un peu plus de 98 000 références dont plus de 60% sont associées à un texte intégral. Un succès qui a fait des émules et valu à l’ULg une visibilité internationale « inattendue ».

Pour Paul Thirion, la communication scientifique serait actuellement engagée dans un tournant majeur, tracé par l’Open Access et plus largement par l’internet. D’abord, parce que l’Open Access rompt le « système perverti » de publication dans des revues à haut facteur d’impact. « La recherche est actuellement tyrannisée par le facteur d’impact, c’est-à-dire la mesure de la visibilité d’une revue scientifique (le nombre moyen de citations pour chaque article publié dans ce journal). On n’a plus d’yeux que pour les revues à haut facteur d’impact et on redouble d’efforts pour faire grossir ce chiffre autant que possible, fût-ce artificiellement. C’est d’autant plus dérangeant que la notoriété supposée d’un périodique est rapidement devenue synonyme de qualité de ce périodique et, partant, de la qualité des auteurs qui y publient et des institutions auxquelles ceux-ci appartiennent. Or, à l’ère de l’Open Access, cette configuration éclate : les citations, désormais attachées à l’article lui-même indépendamment des revues, ne sont plus conditionnées par la possibilité de s’abonner à celles-ci. Chacun – chercheur d’une institution ayant ou non les moyens ou simple citoyen – a la possibilité de découvrir ces publications scientifiques. Sous ce régime, il est donc possible de faire sortir du lot des publications qui n’étaient pas forcément publiées dans des revues à haut facteur d’impact. Ceci sera notamment apprécié en sciences humaines, caractérisées par une certaine dispersion de publications à diffusion très limitée. L’Open Access donne une visibilité sans commune mesure à ces publications. La liberté d’expression, c’est cela aussi : pouvoir choisir le canal par lequel on communique.»

A un second niveau, explique Paul Thirion, la communication scientifique est bousculée par la question de l’Open Data, à savoir le libre accès aux données de recherches par d’autres chercheurs que ceux qui les ont générées. « Cette discussion prend beaucoup d’ampleur, en particulier en sciences sociales. Il y a des réticences : faut-il ouvrir ces données au secteur privé ? Quid aussi de l’éthique lorsque l’on travaille avec de l’humain ? Etc. La prudence reste de mise, mais je suis convaincu que nous allons résolument vers une “Open Science”.»

Programme de la Rentrée académique

Mardi 24 septembre à 20h : projection-débat du film d’Olivier Malvoisin, Fini de rire,
en présence de Plantu, Pierre Kroll, Nadia Khiari et du réalisateur, au cinéma Sauvenière, place
Xavier Neujean, 4000 Liège (tarif habituel).

Mercredi 25 septembre, deux rencontres-débats et la cérémonie :
- à 10h : “Les lendemains de l’Open Access”, avec la participation de Steven Harnad aux amphithéâtre de l’Europe, Sart-Tilman, 4000 Liège
- à 10h : “Une liberté à investiguer”, avec la participation de Gerard Ryle et de journalistes, aux amphithéâtres de l’Opéra, place de la République française 41, 4000 Liège
- à 15h : cérémonie de rentrée académique aux amphithéâtres Opéra, place de la République française 41, 4000 Liège

Jeudi 26 septembre à 17h : débat organisé par la Maison des sciences de l’homme (MSH) “Tunise : liberté d’expression post-révolution”, avec Nadia Khiari en dialogue avec le Pr Véronique De Keyser, à l’auditorium du Grand Curtius, en Féronstrée 136, 4000 Liège.

Toute la communauté universitaire est invitée à la cérémonie de Rentrée académique et aux débats. Programme complet sur le site www.ulg.ac.be/ra2013
Patrick Camal
Photo : Amnesty International Belgique Francophone
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