Septembre 2013 /226

Théâtre de Liège

Regards croisés, et opposés, de deux architectes

En 2009, la pyramide du Louvre de l’architecte Ming Pei allumait une controverse mémorable. Les critiques furent virulentes, les pamphlets nombreux. Au fil des ans, cette pyramide de verre est pourtant devenue l’un des symboles majeurs du musée. Dire que l’irruption du contemporain dans la rénovation des bâtiments anciens donne lieu à de belles joutes oratoires, c’est peu dire. En sera-t-il de même avec le Théâtre de Liège ? C’est possible. C’est la raison pour laquelle Le 15e jour du mois a voulu confronter les points de vue de Pierre de Wit, architecte – avec Pierre Hebbelinck – de la rénovation du bâtiment de l’Emulation et enseignant à la faculté d’Architecture, et de Claudine Houbart, chef de travaux à la même faculté, membre de la Commission royale des monuments, sites et fouilles.

DeWitPierreLe 15e jours du mois : Comment appréhende-t-on un tel chantier ?

Pierre de Wit : En allant, avant toutes choses, à la rencontre des divers protagonistes afin de cerner les attentes de chacun. En 2004, suite au départ du Conservatoire de Liège, les locaux de l’Emulation étaient désaffectés. L’idée d’y transférer le Théâtre de la place a été initiée par l’Institut du patrimoine wallon (IPW) et un appel à architecte a été organisé. Après une étude approfondie du lieu (son histoire, sa structure, sa réalisation technique) et de nombreuses réunions avec l’équipe du Théâtre, plusieurs pistes ont été dégagées. D’une part, il fallait impérativement augmenter la surface utile dans la mesure où le Théâtre avait besoin, pour un fonctionnement optimal, de 8000 m2 environ alors que l’Emulation en offrait à peine la moitié. D’autre part, il est apparu clairement que la scène et la salle initiales n’étaient plus du tout en adéquation avec les exigences des spectacles contemporains, notamment chorégraphiques.

Les défis étaient nombreux car la bâtisse de l’Emulation, à la façade néoclassique – due à l’architecte Julien Koenig (1934) –, est saturée au coeur de la ville, ce qui complique toute velléité d’agrandissement. De plus, il s’agit d’un bâtiment ancien dont la façade à rue, la toiture, le promenoir, la salle de spectacle ainsi que l’escalier d’accès au premier étage ont été classés en 1998. Sans compter que le programme imposait une deuxième salle de création et de répétition dotée d’un plateau identique à la scène principale.

Nous avons dès lors conçu un projet qui tenait compte à la fois des spécificités de l’essence de l’édifice ancien et des exigences liées à la création de spectacles. Projet qui proposait en outre de valoriser les parties classées, d’agrandir la scène et d’incorporer dans l’ensemble les ateliers de couture, les décors, les réserves, les locaux dévolus aux artistes, etc.

Le 15e jour : Quels sont les apports majeurs de votre intervention ?

P.d.W. : La grande salle a été transformée selon les exigences du Théâtre (courbe de visibilité, isolation et diffusion acoustique, mise au noir, confort des spectateurs), tout en respectant la mémoire du lieu. Pour conserver les dimensions et l’esprit de la salle, nous avons conçu un nouveau gradin “libre” de tout contact (hors le sol !) comprenant 565 places et maintenu la transparence des baies vitrées si particulières de cette salle.

Par ailleurs, pour créer la petite salle (des gradins amovibles permettront d’accueillir 145 spectateurs), il a fallu sortir des murs là encore, mais cette fois vers la place du 20-Août. Et si nous avons opté pour un décrochage en façade, c’est afin de respecter les dimensions (de la salle et de la scène) indispensables pour les spectacles.

Enfin, nous avons choisi d’unifier toutes les parties neuves – y compris le réaménagement du Cercle des Beaux-Arts, rue Soeur-de-Hasque – par l’utilisation d’un même matériau dont l’essence est puisée dans l’héritage laissé par l’architecte Koenig : le verre. Déjà en 1934, il avait installé un dispositif subtil de transparence entre la rue et la salle de spectacle. Aujourd’hui, ce dispositif est transcendé pour sublimer la relation entre le Théâtre de Liège et la ville.

HoubartClaudineLe 15e jour du mois : Que pensez-vous de la transformation du bâtiment de l’Emulation ?

Claudine Houbart : Rappelons que ce bâtiment date de 1934-1935. Il fut reconstruit sur les ruines d’un édifice du XVIe siècle incendié par les Allemands le 20 août 1914. A l’époque, sa reconstruction à l’identique s’expliquait par la nostalgie de cette structure irrémédiablement perdue : les membres de la Société de l’Emulation ont préféré, pour leur siège, rester fidèles à la tradition. C’est un choix, contestable peut-être, mais qui respectait la cohérence de la place.

L’option prise par les architectes Hebbelinck et de Wit est inverse : ils ont voulu donner au Théâtre une accroche résolument contemporaine, matérialisée par une cage de verre qui vient en “décrochage”, en aplomb sur la voie publique. Une décision qui fait écho à l’esprit de la Société de l’Emulation, celui de l’innovation et de la modernité. Mais, selon moi, cet élément monumental en verre entre en concurrence avec la façade originale de l’édifice, en perturbe la lisibilité et nuit à la cohérence de la place du 20-Août.

Le 15e jour : N’était-ce pas inévitable ?

Cl.H. : Cette façon de faire, à dire vrai, n’est pas neuve : jusqu’au XIXe siècle, toutes les modifications apportées à un bâtiment – voyez les églises – portaient la marque de leur temps. Ensuite, l’orientation inverse a été adoptée : la restauration devait se faire dans le style de l’époque, c’était l’âge du “néo”, du faux vieux (comme la façade ouest du Palais des princes-évêques, par exemple). Ce n’est qu’à partir de 1950, avec des architectes comme l’Italien Carlo Scarpa, que les interventions contemporaines, tout en respectant l’ancien, deviennent visibles et arborent la marque de leur temps.

En 1964, la charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments (dite “la Charte de Venise”) établit quelques principes pour la restauration du patrimoine. L’article 9, notamment, insiste sur la nécessité de la “non-confusion”, ce qui signifie que les interventions doivent apparaître clairement sur un bâtiment ancien. Cet article est très souvent cité par les architectes qui y voient un appel à leur créativité. Pourtant, la charte invite au respect du patrimoine et insiste sur la nécessaire harmonie qui doit présider à toute rénovation. Dans le cas qui nous occupe, à mon sens, l’apport contemporain, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, prend le pas sur l’ancien.

Si la façade a été nettoyée et restaurée, les anciens châssis, par essence liés au bâtiment, ont été remplacés – pour des raisons acoustiques – par des encadrements plus simples, plus épurés sans doute, de quoi donner une image jeune et branchée au nouveau théâtre. De la même manière, l’élément en verre répond aux exigences de transparence actuelles, mais on sent que l’architecture ancienne a dû se plier à l’air du temps, ce qui est contraire à l’esprit de la charte de Venise. Pour moi, au risque d’étonner, la restauration monumentale de l’Opéra royal est bien plus respectueuse, car elle met en valeur la composition symétrique et donc l’identité originale de l’édifice.

Propos recueillis par Patricia Janssens
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