Septembre 2013 /226
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Philippe Raxhon

Les commémorations, occasion d’un travail de mémoire

RaxhonPhilippePhilippe Raxhon est professeur d’histoire (critique historique et histoire contemporaine notamment). Il a rédigé plusieurs publications sur les relations entre l’histoire et la mémoire. Il fut l’un des quatre experts de la commission d’enquête parlementaire “Lumumba”, expérience dont il a tiré un livre intitulé Le débat Lumumba. Histoire d’une expertise (2002). Il est aussi le concepteur historiographique du parcours de l’exposition permanente des Territoires de la Mémoire à Liège. Et également président du Conseil de la transmission de la mémoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles*.

L’année 2014 sera celle d’un grand rendez-vous, celui du centenaire du début de la guerre 14-18. A la veille de cette commémoration majeure – et alors que se profilent aussi le bicentenaire de la bataille de Waterloo (2015) et celui de l’ULg (2017) –, il n’est pas superflu de s’interroger sur la question de la transmission de la mémoire avec le Pr Philippe Raxhon.

Le 15e jour du mois : Pourquoi commémorer 1914 ?

Philippe Raxhon : La Première Guerre mondiale a inauguré ce que les historiens appellent la “brutalisation” du XXe siècle : l’événement a bouleversé le destin du monde et son impact s’est perpétué jusqu’à nos jours. Il nous permet de mieux comprendre notre société actuelle, via son histoire et sa mémoire. L’histoire, c’est le récit qui nous ramène dans le passé, le présent des hommes d’autrefois et ce que leur présent leur disait ; la mémoire, c’est la présence du passé dans notre environnement, au sens large du terme, ce que le passé dit encore aux hommes d’aujourd’hui.

Ce conflit mondial est inscrit dans notre mémoire collective : d’une part, la Belgique y a joué un rôle, par la résistance des forts liégeois lors de l’invasion allemande et sur le front de l’Yser, et , d’autre part, cette guerre est encore chevillée aux histoires familiales. La Belgique est le seul pays d’Europe occidentale à avoir subi une occupation militaire moderne pendant quatre ans; c’est un laboratoire de la guerre totale, avec une réalité épouvantable pour les civils et pas seulement pour les soldats, avec le développement d’une résistance civile contre l’occupant, véritable école dans la perspective du deuxième conflit mondial.

Le 15e jour du mois : La mémoire joue-t-elle un rôle dans notre société ?

Philippe Raxhon : Sans toujours nous en rendre compte, nous vivons dans notre quotidien avec la présence du passé. Les noms des rues, les édifices, les musées, les manifestations, les traditions, etc., tout cela nous relie au passé. La mémoire participe à la construction et au renforcement des identités collectives, elle est au coeur des relations humaines et constitue un lien social non négligeable. En ce sens, toutes les commémorations sont des références mémorielles qui font partie de notre paysage culturel. En Fédération Wallonie-Bruxelles, cette problématique est prise au sérieux. Le 13 mars 2009, le gouvernement a promulgué un “décret sur la transmission de la mémoire”, lequel a institué un Conseil de la transmission de la mémoire. C’est unique au monde ! Il soutient des projets et des centres de compétences qui travaillent de manière pédagogique à la diffusion des connaissances concernant plus spécifiquement les génocides, les crimes de guerre et les résistances.

Le 15e jour : La recherche y aura-t-elle une place ?

Ph.R. : Aux côtés de cette institution pionnière, il manquait encore un centre de recherches. Ce sera bientôt chose faite, dès l’inauguration de “Mnema, cité miroir” à Liège en décembre prochain ou au début de 2014. Véritablement adossé à cette nouvelle structure et soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles, le Centre de recherches et d’études sur la transmission de la mémoire – que j’ai conçu avec Veronica Granata, docteur de l’université de Rome La Sapienza et assistante au département des sciences historiques – sera interuniversitaire et, bien sûr, interdisciplinaire.

La mémoire est déjà objet d’études, notamment en sciences humaines, mais la démarche habituelle consiste souvent à étudier une mémoire spécifique, singulière, thématique, par exemple celle de la Révolution française ou de la colonisation. L’originalité du nouveau centre consistera, a contrario, à se focaliser sur la transmission de la mémoire en tant que telle, ce qui implique un recours au savoir-faire très large de disciplines scientifiques comme l’histoire, l’histoire de l’art, la sociologie, la science politique, l’anthropologie, la psychologie, l’architecture, la géographie, etc. Comprendre les mécanismes et les enjeux (qui peuvent être conflictuels) de la transmission de la mémoire sera la première mission du centre.

Ce qui impliquera aussi le centre de recherches dans des démarches contemporaines : pour penser l’avenir, il faut mettre le passé en perspective. Il faut se réapproprier la mémoire, non pas dans une optique passéiste, mais parce qu’elle permet d’appréhender la réalité du présent. Le projet “Verdir” lancé par l’ULg est emblématique à cet égard : si l’on veut modifier le paysage industriel, c’est en respectant le passé que l’on procédera, lentement, à la modification du paysage mental. C’est la raison pour laquelle le centre a l’ambition d’être un prestataire de services et d’expertises scientifiques en matière de transmission de la mémoire.

Le 15e jour : Quelques mots sur les manifestations à venir ?

Ph.R. : Plusieurs événements sont prévus pour commémorer la Grande guerre dans la région et la province de Liège s’implique particulièrement : des expositions sont prévues avec notamment l’appui de la Ville, du Musée de la vie wallonne et du Centre d’histoire des sciences et des techniques de l’ULg, il y aura aussides éditions pédagogiques et un film documentaire programmé sur RT C et décliné en DVD Les trois serments (dont je suis scénariste). Les forts de Liège seront également mis en valeur et de nombreux projets sont en cours**.

Mentionnons encore spécialement le 4 août 2014 qui marquera le début des manifestations officielles belges à Liège, avec la venue de nombreux chefs d’Etat étrangers. Par ailleurs, le grand colloque inaugural de Mnema se tiendra en mars 2014 et aura pour thème “Mémoire du fascisme et du nazisme en Italie”, à l’occasion du 70e anniversaire de la chute du régime fasciste italien, le premier du genre dans l’histoire. L’occasion d’appréhender la diversité de cette idéologie toujours renaissante. Pour mieux la combattre.

* Institué par décret, le Conseil de la transmission de la mémoire est une instance d’avis et
de réflexion composée de dix membres représentant le monde académique, la société civile et le Carrefour régional et communautaire de la citoyenneté et de la démocratie (Creccide), ainsi que de représentants du ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Démocratie ou barbarie).

** Voir le site de la Fédération Wallonie-Bruxelles : www.commemorer14-18.be

Propos recueillis par Patricia Janssens
Photos : J.-L. Wertz
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