Octobre 2013 /227

Regards sur la culture wallonne

Chaque mois de septembre, à l’occasion des Fêtes qui lui sont consacrées, la Wallonie fait l’objet de discours officiels, déclarations d’intention et articles de presse divers. Cette année, la récolte s’enrichit d’un ouvrage dédié à sa culture : le professeur émérite de sociologie à l’ULg Michel De Coster vient, en effet, de publier un livre intitulé La culture wallonne et sous-titré Pourquoi n’est-elle pas soluble dans la culture française (éditions Mols, août 2013). Réflexions qui n’ont pas laissé indifférent un autre professeur émérite de l’Université, Jean-Marie Klinkenberg, qui y a enseigné les sciences du langage.

DeCosterMichelLe 15e jour du mois : D’où vient cet intérêt chez vous pour la culture wallonne ?

Michel De Coster : L’intérêt pour la culture m’a habité tout au long de ma carrière. Mais ce n’est que depuis peu que je me suis plus particulièrement penché sur celle de la Wallonie. Une constatation m’a avant tout frappé : les historiens – Félix Rousseau, Léopold Genicot, Hervé Hasquin, entre autres – ont parlé de culture wallonne sans pour autant définir un concept aussi ambigu. Nous serions, selon eux notamment, tous de culture française au motif quasi essentiel que nous sommes de langue française. Or, si la langue caractérise à coup sûr une ethnie ou une communauté donnée, elle n’est pas une condition suffisante pour la définition de sa culture sociétale. Celle-ci implique notamment tout un système de valeurs propres, ensemble qui constitue le terreau d’une identité déterminée. Nier cette évidence est historiquement, sociologiquement et ethnologiquement absurde.

Le 15e jour : Comment s’explique cette occultation, voire cette dénégation dont souffre d’après vous la culture wallonne ?

M.D.C. : Cela est dû à une ignorance crasse de notre histoire, entretenue du reste dans les manuels – ou les photocopies qui en tiennent lieu – réservant peu de place au passé de la Wallonie. Et cette ignorance est non seulement aggravée par les velléités politiques de rapprochement avec la France, mais aussi par le fait souvent invoqué du caractère artificiel de la Belgique dans laquelle est inscrite la Wallonie. Mais tout Etat est nécessairement artificiel, constitué qu’il est de bric et de broc à la suite des aléas de l’histoire. Cela vaut également pour le nord de notre pays : il suffit de penser à la Flandre française et à la France elle-même... Bref, la Wallonie traîne un déficit culturel et identitaire préjudiciable à son dynamisme, modestie qui tranche avec l’esprit cocardier français et ce qu’il faut bien appeler le nationalisme flamand.

Le 15e jour : Cette absence de nationalisme wallon ne constitue-elle pas justement une qualité remarquable ?

M.D.C. : Sans nul doute. Encore que cette ouverture wallonne à l’autre, fruit d’un heureux brassage de populations laborieuses consécutif à la révolution industrielle, a trop souvent été précédée d’un véritable “pillage” historique et artistique. Le paysagiste dinantais Joachim Patenier, par exemple, est réputé flamand : le patronyme Patinir dont on l’affuble parfois traduit simplement la façon dont les Flamands prononçaient son nom. Le Maître de Flémalle, à savoir Robert Campin, a subi le même sort. Quant à son élève tournaisien connu sous le nom de Rogier de la Pasture, il est tout bonnement devenu Van der Weyden à la suite de son émigration à Bruxelles. L’image de marque de la Wallonie, si dramatiquement floue, a donc un urgent besoin d’être redéfinie, ne serait-ce que par le rejet de l’expression “plat pays” qui est tellement inappropriée à sa géographie. Lui réserver une seule date pour sa fête – à l’instar de celle de la Flandre le 11 juillet – serait également bienvenu. Tout comme s’atteler à convaincre ses citoyens qu’il existe bel et bien une culture wallonne spécifique, nettement différente de la culture française, culture qu’il est choquant de réduire à de simples manifestations folkloriques de bas étage, “bibitives ou guidailleuses”. Il y va de la nécessité de lui rendre enfin ses lettres de noblesse.

KlinkenbergJeanMarieLe 15e jour du mois : En matière de culture wallonne, vous êtes connu pour avoir pris des positions dépourvues d’ambiguïté. Où en êtes-vous aujourd’hui à ce propos ?

Jean-Marie Klinkenberg : Le problème principal du citoyen wallon, c’est qu’il ne dispose pas d’un langage approprié pour parler de soi en tant que collectivité et donc de ses institutions. Ce déficit de langage a nui à sa visibilité. En témoignent les appellations “Communauté française de Belgique” et “Région wallonne”. La première gomme la spécificité, voire l’identité wallonne, et fleure bon la proximité avec notre grande voisine du Sud. La seconde, avec le recours problématique au mot “Région”, comporte une nuance un brin péjorative, celle-là même qu’on retrouve dans l’expression “littérature régionaliste”. Quant à l’ancienne tournure “Ministre-Président de l’Exécutif de la Région wallonne”, elle n’avait vraiment rien de parlant pour le citoyen wallon lambda. Je me souviens d’avoir proposé à feu Guy Spitaels, qui avait en son temps occupé cette fonction, d’adopter la dénomination “Président du gouvernement wallon” : cela avait tout de même le mérite d’être plus clair.

Le 15e jour : Comment s’explique cette opacité sémantique ?

J.-M.K. : C’est que notre fédéralisme, dont on sait que l’accouchement ne fut pas sans douleurs, semble avoir été progressivement mis en place par des gens qui n’y croyaient pas tout à fait. Ceci dit, il est réjouissant que la Wallonie ait, au fil du temps, réussi à absorber des compétences accrues. Car elle ne peut rester engluée dans la nostalgie ou les yeux rivés dans le rétroviseur. Elle doit s’inscrire dans des projets porteurs, de quoi permettre à ses habitants de se prendre hardiment en charge.

Le 15e jour : A votre avis, quel rôle doit jouer la culture wallonne dans ce programme volontariste que vous esquissez ?

J.-M.K. : Il est essentiel d’éviter de donner au mot “culture” un contenu trop restrictif : la culture ne se résume pas à ses manifestations dites nobles (littérature, théâtre, peinture, musique classique, etc.). Aux yeux des anthropologues, elle se définit comme tous ces schèmes de perception et d’appréciation qui inspirent nos pratiques individuelles et collectives, tout ce qui façonne la mémoire et autorise la transmission. C’est dire combien il convient, dans cette perspective, de prendre en considération l’impact exercé par les conditions socio-économiques sur les pratiques culturelles des citoyens. L’éclairage sociologique est par conséquent capital. Il l’est tout particulièrement en ce qui concerne le Wallon – qui s’avère être un “vrai” Belge à cet égard –, champion toutes catégories de l’autodérision : son manque de conscience de soi, symbolisé par l’emblématique injonction “rastreins !”, tranche avec la forte identité du Français ainsi qu’avec celle de son voisin flamand du Nord. Encore un effort, Wallons, si vous voulez exister ! Tout en vous préservant des sirènes du nationalisme, fût-il “ouvert”...

Propos recueillis par Henri Deleersnijder
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