Novembre 2013 /228

Enseigner les mathématiques : la quadrature du cercle ?

De la nécessité de la recherche en didactique

SchneiderMaggyLe jeu de mots facile de ce titre désigne une question fondamentale dont le traitement ne va pas de soi tant elle concerne de personnes des mondes académique, scolaire et économique ainsi que de la société en général. Abordons-la par un phénomène qui dépasse nos frontières : la “désaffection des jeunes” pour les études scientifiques, surtout celles à forte teneur mathématique, et pour les professions sur lesquelles elles débouchent. Ce phénomène a été analysé par des didacticiens et des sociologues qui y voient un paradoxe : les lycéens se disent attirés par les disciplines qui leur parlent du monde dans lequel ils vont entrer, comme les sciences sociales, mais ne trouvent aux mathématiques guère d’intérêt intrinsèque, comme si cette dernière discipline ne leur disait rien de ce même monde.

Ce constat renvoie à la motivation des élèves, mais il faut se méfier ici des simplismes. En effet, le mot “motivation” a deux sens, psychologique et philosophique. On a tendance à rebondir souvent sur le premier en espérant motiver les élèves par des exemples liés à la vie de tous les jours. Cependant, cet “emballage” est souvent superficiel et les élèves n’en sont d’ailleurs pas dupes. Le sens philosophique – “motiver un acte, c’est le relier aux motifs qui l’expliquent ou le justifient” – suppose, lui, de faire comprendre à quelles questions les savoirs mathématiques répondent, au lieu de les montrer aux élèves comme des “monuments” à admirer. C’est le ressort qui permet d’engager tout futur citoyen dans l’étude des mathématiques, qu’il ait ou non une attirance pour celles-ci, leur intelligibilité étant source d’estime de soi et donc “motivante” au sens premier.

Mais cette intelligibilité a un prix : celui de l’étude, précisément. Nombreux seraient les élèves étonnés de savoir que des didacticiens définissent l’école comme une “institution d’aide à l’étude”. Si le professeur a la charge d’enseigner, c’est bien à l’élève d’apprendre. C’est là un partage délicat des responsabilités qui suppose que les partenaires ne négocient pas à la baisse les comportements attendus de part et d’autre. Et il n’est pas sûr que les injonctions institutionnelles faites aux professeurs de réduire le nombre d’échecs facilitent la tâche de chacun. La responsabilité de l’échec est beaucoup plus partagée qu’on ne l’imagine et la “réussite scolaire” ne rime pas toujours avec un réel apprentissage.

Par ailleurs, la lutte contre le “monumentalisme” dans l’enseignement des mathématiques suppose d’accepter des pratiques différentes selon les niveaux d’études. Ainsi, ce qu’on fait avec les nombres évolue du maternel au supérieur. Les paysans avaient jadis des manières d’évaluer des superficies de champs peu orthodoxes mais efficaces ; les ingénieurs et physiciens, quant à eux, prennent quelquefois des libertés que récusent les mathématiciens au nom de la rigueur ; ceux-ci, enfin, font des recherches jugées parfois gratuites, mais qui posent les jalons des avancées technologiques de demain. Les jugements doivent être remplacés là par une forme de solidarité, y compris dans la manière de penser les fameuses transitions d’un niveau d’études à l’autre. Les envisager uniquement en termes d’“attente” d’un niveau par rapport aux niveaux “inférieurs” est réducteur et néglige le fait qu’il puisse exister une authentique vie mathématique.

La question initiale est donc très délicate et ne peut être traitée que de manière systémique. La didactique fondamentale offre ici un cadre théorique qui permet de concilier des dimensions multiples allant de l’analyse des enjeux de savoir et des pratiques y relatives aux contraintes institutionnelles ou culturelles qui déterminent les pratiques enseignantes. On peut parler de recherche véritablement scientifique et cela vaut la peine d’être souligné, tant le mot “recherche” en matière de didactique peut être galvaudé. Seules des analyses consistantes des paramètres en jeu permettent de juger, par exemple, de l’opportunité de tests statistiques mais aussi d’identifier ce que ces tests mesurent. Plus que dans d’autres domaines, il faut se prémunir de points aveugles dans la recherche : les exemples de dérives abondent.

Mais mener à bien de telles recherches n’est pas facile, car elles impliquent avant tout un certain recul par rapport aux modèles pédagogiques prônés par le politique. Ainsi, les didacticiens se sont donné les moyens d’identifier les faux-semblants associés au paradigme socioconstructiviste et de déterminer les conditions sans lesquelles il est voué à l’échec. C’est là une prise de distance qui est nécessaire, mais inconfortable, les crédits étant plutôt octroyés pour des outils supposés faciliter la mise en oeuvre de réformes imposées comme “prêts-à-penser institutionnels”. Et, si la portée de ces outils n’est pas toujours questionnée – loin s’en faut –, c’est que la didactique en tant que discipline scientifique est elle-même complexe à expliquer et à comprendre : nous voici bien devant un cercle vicieux et le briser relève en effet de la “quadrature du cercle”.

 

Pr Maggy Schneider, Département de mathématiques
avec Pierre Henrotay et Pierre Job, chargés de formation au Cifen
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