Novembre 2013 /228
Adelin AlbertLa biostatistique, un outil précieux pour la médecine
Le Pr Adelin Albert, mathématicien, docteur en statistique et agrégé de l’enseignement supérieur, a fait toute sa carrière universitaire en faculté de Médecine où il a enseigné la biostatistique. Il a aussi dispensé pendant plus de 25 ans des cours de statistique théorique et appliquée à la faculté des Sciences. Il vient d’accéder à l’éméritat en 2013, année déclarée “Année internationale de la statistique”, à la fois un honneur et un heureux hasard (comme il se plaît à le dire) pour celui qui a consacré sa vie à étudier les phénomènes aléatoires, la probabilité et les méthodes d’analyse des données au profit des étudiants, des chercheurs et des cliniciens. Rencontre avec un passionné des chiffres et de leur interprétation. Le 15e jour du mois : Comment définir la biostatistique ? Adelin Albert : Il y a de multiples définitions de la statistique, mais je commence toujours mes cours par rappeler celle donnée par Ronald Aylmer Fisher (1890-1962), considéré comme le père de la statistique moderne. Il la définit comme la discipline qui étudie les méthodes de réduction de données (statistique descriptive), la variabilité (lien avec l’aléatoire et les probabilités) et les populations (statistique inférentielle). La biostatistique est l’application de cette discipline aux sciences de la vie. Pour ma part, je trouve cette définition remarquable et je me plais à l’utiliser comme un fil conducteur tout au long de mes enseignements et de mes recherches. Pour le grand public, la statistique est essentiellement descriptive (statistiques du chômage, de faillite des entreprises, de réussite en 1re année, par exemple). Sans la variabilité, la statistique n’existerait pas. Nous sommes tous différents. Le rôle du statisticien, c’est de discerner, dans un ensemble de données, ce qui peut être expliqué (par exemple, par les conditions expérimentales, l’environnement, la génétique) de ce qui ne peut l’être, et qui est donc imputable au hasard. Quant à l’étude des populations, on ne peut qu’être admiratif devant la puissance de l’outil statistique. Le sondage d’opinion politique en est probablement la plus belle illustration où, à partir d’un échantillon de quelques centaines de sujets d’une population de plusieurs millions de personnes, on est capable de prédire avec une probabilité élevée (en général 95%) le hit-parade des partis politiques ou le vainqueur d’une élection. C’est le cas du journaliste du New York Times Nate Silver qui a prédit avec une précision diabolique les résultats des élections présidentielles de 2008 et 2012 aux Etats-Unis. Le 15e jour : Quel est l’apport de la statistique en médecine ? A.A. : L’apport de la statistique dans le monde médical est considérable. Il est vrai que la médecine, décrite souvent comme un “art”, devient de plus en plus quantitative ; tout se mesure, se dose, se chiffre. Les progrès fulgurants de l’informatique et de la télématique ont permis de constituer d’énormes bases de données médicales qu’il faut analyser et interpréter. Lorsqu’en 1970 j’ai commencé ma carrière de biostatisticien au laboratoire de chimie médicale à Bavière, je me suis intéressé au contrôle de qualité des analyses de laboratoire et à l’établissement des valeurs de référence, ces fourchettes que l’on retrouve sur les protocoles de résultats d’une prise de sang. Ces deux domaines ont largement bénéficié du recours à la biostatistique. Aujourd’hui, il n’est plus pensable de soumettre un article scientifique à une revue de haut niveau sans l’aide d’un statisticien. En effet, les grandes revues médicales ont fait appel à des statisticiens qui ne manquent pas d’être critiques, voire sévères. La statistique a permis à la médecine de faire de grands progrès au cours des dernières décennies. Par exemple, l’analyse des données de la célèbre étude de Framingham, petite ville du Massachussetts aux Etats-Unis, a permis de mieux identifier et comprendre les facteurs de risque des maladies coronariennes. L’étude américaine “Diabetes Control and Complications Trial (DCCT)”, qui a occupé plusieurs dizaines de statisticiens, constitue l’une des plus grandes contributions au traitement du diabète. Je pourrais continuer à citer de multiples cas en ce sens. Vous comprendrez dès lors pourquoi l’enseignement de la biostatistique est tellement important en faculté de Médecine. La maîtrise des logiciels statistiques est aussi une de nos préoccupations car, si ces logiciels sont de plus en plus faciles à utiliser, le risque est grand de “faire du n’importe quoi” quand on n’a pas les bases théoriques suffisantes. Le 15e jour : Y a-t-il une recherche en biostatistique ? A.A. : Bien sûr. La médecine pose des problèmes statistiques particuliers, lesquels ont donné lieu à des méthodes singulières. La biostatistique est devenue à cet égard quasiment une discipline en soi. Ainsi, l’analyse des durées de vie en cancérologie a bénéficié des travaux remarquables de Kaplan-Meier (un des articles les plus cités de la littérature scientifique) ou de Cox (méthode des risques proportionnels). Les essais cliniques randomisés pour comparer deux médicaments, par exemple, ont conduit à une multitude de méthodes statistiques novatrices (traitement des données longitudinales et manquantes). Les travaux de Cornfield sur les données de Framingham ont marqué le début de la “régression logistique”, une approche tellement populaire aujourd’hui. En épidémiologie, les statisticiens ont mis au point des méthodes d’estimation des prévalences des maladies. Ils ont pu démontrer l’association entre des facteurs d’exposition (tabac) et des maladies (cancer du poumon). La statistique bayesienne (du nom du révérend Thomas Bayes, statisticien, dont le théorème fut publié en 1763, voici 250 ans) fait aussi l’objet de développements théoriques propres à la médecine. Le 15e jour : La profession de statisticien a donc un bel avenir ? A.A. : Les statisticiens sont en général discrets, peut-être trop. L’“Année internationale de la statistique 2013” a pour but principal d’augmenter la visibilité de la discipline et de la profession. En fait, on retrouve des statisticiens à tous les niveaux de la société et dans tous les domaines. Il n’est pas faux, je pense, de dire que les biostatisticiens sont les plus nombreux. En médecine cependant, l’offre est supérieure à la demande : il manque de candidats. L’appel est donc lancé ! La profession a un bel avenir, mais je ne peux pas passer sous silence le fait qu’elle est un peu mise à mal aujourd’hui par ce qu’on appelle le “Big Data”, ces bases de données accessibles en ligne, énormes en termes de volume, d’intensité, de diversité et de complexité au point de se passer de la statistique. Je pense que pour obtenir des informations de qualité, il faut que les questions posées soient de qualité. Là aussi, on a besoin de statisticiens chevronnés. Voir la vidéo "Les chiffres qui soignent" sur
Erratum : dans le numéro du 15e jour du mois du mois d’octobre (n°227) s’est glissée une erreur : Arnaud Zacharie a présenté sa thèse au département de science politique (sous la direction du Pr Sebastian Santander) et non à l’Institut des sciences humaines et sociales comme indiqué. La rédaction présente ses excuses pour cette erreur.
Propos recueillis par Patricia Janssens
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