Décembre 2013 /229

Envisager autrement les troubles mentaux

Plaidoyer pour une remise en cause du DSM

La 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) a été publiée en mai 2013. Le “DSM ”propose une catégorisation et des critères diagnostiques des troubles mentaux et est considéré comme l’émanation la plus tangible du modèle biomédical de la psychopathologie. Ce manuel est largement utilisé à travers le monde, tant par les cliniciens, les chercheurs, les systèmes de santé que par les entreprises pharmaceutiques, lesquelles ont d’ailleurs considérablement influencé son contenu et son évolution1.

VanDerLindenMartialQuand le développement du DSM-5 a démarré en 1999, beaucoup ont pensé que cela conduirait à une révision profonde de la définition du trouble mental, tant étaient nombreuses les données recueillies depuis 30 ans montrant la faible validité des catégories diagnostiques définies par le DSM. Or, cette aspiration à un changement de paradigme a été complètement négligée et le DSM-5 a globalement maintenu l’approche adoptée par les versions précédentes; elle en a même accentué les problèmes et les dangers.

En janvier 2012, une lettre ouverte adressée à l’Association américaine de psychiatrie (promotrice du DSM) mentionnait les importantes réserves que suscitaient les faiblesses scientifiques et les risques du DSM-5 tel qu’il était en projet. Cette lettre ouverte, initiée par la Société pour une psychologie humaniste (membre de l’Association américaine de psychologie), a été signée par plus de 14 000 personnes de par le monde (principalement des professionnels de la santé) et par plus de 50 organisations professionnelles. En dépit de cette mobilisation importante, l’Association américaine de psychiatrie a décidé d’aller de l’avant dans la publication du DSM-5, sans prendre en compte la plupart des problèmes soulevés par cette lettre.

Parmi les nombreuses critiques adressées au DSM-5, il lui est notamment reproché d’avoir créé de nouvelles catégories diagnostiques (comme le trouble dysphorique prémenstruel ou le trouble neurocognitif mineur, par exemple) dont la validité est très problématique et qui concernent des manifestations fréquentes dans la population générale. Un autre reproche concerne l’abaissement des seuils diagnostiques pour certaines catégories de troubles mentaux. Ces changements auront pour conséquence d’accroître fortement le nombre de personnes susceptibles de recevoir un diagnostic psychiatrique et de faire de ces personnes des cibles de choix pour des traitements pharmacologiques abusifs et potentiellement dangereux. Une discussion détaillée de la médicalisation du vieillissement à laquelle mène la catégorie diagnostique de trouble neurocognitif mineur peut être trouvée sur notre blog “Mythe Alzheimer”2.

Un nombre croissant de cliniciens et de chercheurs considèrent dès lors qu’une autre approche de l’évaluation et du diagnostic des problèmes psychopathologiques est à la fois nécessaire et possible : une approche qui ne réduit pas les problèmes psychopathologiques à un dysfonctionnement neurobiologique, mais qui prend un compte le contexte relationnel et les causes sociales de beaucoup d’entre eux et qui assume aussi le fait que la plupart des difficultés psychologiques se situent au sein d’un continuum, incluant des expériences normales3.

Dans cette perspective, Kendler et ses collaborateurs4 considèrent que la conception essentialiste que véhicule le DSM, selon laquelle un trouble psychopathologique a un caractère constitutif (neurobiologique), propre et nécessaire, n’est clairement pas adaptée à la variabilité observée au sein d’une catégorie psychopathologique, à la co-occurrence fréquente de problèmes psychopathologiques différents et à la présence d’étiologies multiples. Ils proposent plutôt de caractériser les problèmes psychopathologiques en termes de réseaux complexes de mécanismes causaux, se renforçant mutuellement et correspondant à des niveaux d’analyse différents (biologique, psychologique, social, environnemental, culturel), les symptômes eux-mêmes pouvant interagir entre eux et se renforcer l’un l’autre. Les relations entre des mécanismes causaux et les symptômes auraient un caractère probabiliste et le même ensemble de symptômes pourrait provenir de mécanismes étiologiques différents. Les troubles seraient ainsi hétérogènes et auraient des frontières floues.

Il s’agirait donc d’élaborer un autre type de nosologie, fondée non plus sur des catégories de troubles mentaux (des “maladies”), mais sur les processus en jeu. Au plan de l’évaluation clinique, il faudrait favoriser la formulation d’une interprétation psychologique individualisée (centrée sur la personne) et intégrée des difficultés psychologiques, interprétation qui prenne en compte différents types de processus psychologiques (cognitifs, affectifs, motivationnels, relationnels) et qui tente d’identifier le rôle des facteurs sociaux, des événements de vie et des facteurs biologiques.

 

1 M. Borch-Jacobsen, Big Pharma. Une industrie toute puissante qui joue avec notre santé, Les Arènes, Paris, 2013.
2 Sur le site http://mythe-alzheimer.over-blog.com/
3 Haslam N., Holland E. & Kuppens P. (2012), Categories versus dimensions in personality and psychopathology: a quantitative review of taxometric research, Psychological Medicine, 42, 903-920.
4 Kendler K.S., Zachar P. & Craver C. (2010), What kinds of things are psychiatric disorders?, Psychological Medicine, 41, 1143-1150.

Pr Martial Van der Linden
faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation
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