Janvier 2014 /230

Echanger librement ?

Réactions de Philippe Vincent et d’Arnaud Zacharie à l'accord multilatéral de l'OMC

Annoncée cruciale pour l’avenir de l’OMC, la 9e réunion ministérielle de Bali en décembre a accouché in extremis d’un accord multilatéral, grande première dans l’histoire de l’institution internationale après plus d’une décennie de frustrations. Les textes négociés prévoient notamment une réduction des coûts d’accès aux marchés internationaux pour les pays développés et en développement. Réactions de Philippe Vincent, chargé de cours adjoint à la faculté de Droit et de Science politique, auteur en 2010 de l’ouvrage L’OMC et les pays en développement* et d’Arnaud Zacharie, maître de conférences à l’Institut des sciences humaines et sociales et secrétaire général du CNCD .

VincentPhilippeLe 15e jour du mois : Vous avez étudié dans votre ouvrage le statut des pays en développement au sein de l’OMC. Comment ce statut a-t-il évolué depuis la création de l’OMC ?

Philippe Vincent : Au moment des négociations de l’Uruguay Round (qui allaient mener à la création de l’OMC), le poids des pays en voie de développement (PED) était insignifiant, en raison de leur manque d’union. Cela a conduit à l’adoption d’accords qui leur étaient franchement défavorables, par exemple l’Accord sur la propriété intellectuelle. Pour la première fois à Cancun, en 2003, les principaux PED ont fait front commun – le G20+ – face aux pays développés. Ils ont présenté une série de revendications (notamment en matière agricole) difficiles à accepter pour les pays développés. Les négociations agricoles sont d’ailleurs au point mort depuis lors. La Conférence ministérielle de Bali a abouti, paradoxalement, à l’adoption d’un accord sur la facilitation des échanges qui était l’une des revendications principales du Nord.

Le 15e jour : Les accords de Bali laissent penser que les pays en développement ont, dans une certaine mesure, été sacrifiés dans l’aventure. Est-ce votre avis ?

Ph.V. : Les revendications pour la suppression des subventions aux exportations de produits agricoles – soutenues par le Brésil, notamment – de même qu’une série de mesures en faveur de petits pays africains producteurs de coton, notamment, n’ont effectivement pas été entendues. Par ailleurs, l’adoption de l’accord sur la facilitation des échanges s’est faite sans véritable contrepartie pour les pays en développement. Le seul point positif réside sans aucun doute dans le fait que les programmes de sécurité alimentaire existants vont pouvoir continuer à être appliqués. Même si la mise en oeuvre de nouveaux projets en matière de sécurité alimentaire est, elle, reportée à quatre ans, ce qui laisse une dizaine de pays en développement sans programme de ce genre jusqu’en 2017.

Le 15e jour : Que dit le “paquet de Bali” sur l’actuel rapport de force entre les pays développés et les pays en développement au sein de l’OMC ?

Ph. V. : On en revient à une situation similaire à celle de 1993 caractérisée par des mesures surtout favorables aux pays du Nord, sans compensation pour les pays du Sud, symbolique d’un tiraillement entre les Etats membres. On peut constater que, pour la première fois depuis 2003, la solidarité au sein du G20+ a été prise en défaut. C’est en effet l’Inde, l’un de ses membres, qui a mené des négociations bilatérales avec les Etats-Unis pour obtenir l’autorisation du maintien de ses programmes de sécurité alimentaire jusqu’en 2017, en échange de la conclusion de l’accord sur la facilitation des échanges. La facilité avec laquelle celui-ci a été adopté (par consensus, rappelonsle), montre encore la relative fragilité des PED au sein de l’OMC. Il est encore assez facile pour les pays du Nord de leur imposer leurs vues, dès lors que l’un ou l’autre des principaux PED s’unit à eux. Il est impératif que les PED resserrent les rangs afin de maintenir un front uni dans les principales tractations encore en cours, notamment les négociations agricoles. Sans cela, il est à craindre qu’ils soient à nouveau les sacrifiés du système. Cela n’est dans l’intérêt de personne, car une humiliation des PED risquerait d’amener dans leur chef des tentations de rejet de l’OMC, le boycott de négociations futures, ou le cramponnement à des revendications n’ayant aucune chance d’être acceptées par les pays du Nord. Une réglementation du commerce international est indispensable – l’anarchie n’étant profitable à personne dans ce domaine – et il est préférable qu’elle se fasse en prenant en compte les intérêts de tous les participants, notamment les PED.

* Voir sur le site www.reflexions.ulg.ac.be

ZacharieArnaudLe 15e jour du mois : Dans les rangs de l’OMC, on se félicite de la “réussite historique” que représentent les accords de Bali. Partagez-vous cet enthousiasme ?

Arnaud Zacharie : L’accord est en effet historique dans le sens où c’est la première fois depuis la création de l’institution en 1995 qu’un accord multilatéral est conclu entre les Etats membres de l’OMC. Il faut cependant le relativiser et le remettre en perspective. C’est un accord a minima avant tout : il porte sur moins de 10% de l’Agenda de Doha, ce vaste programme de libéralisation des échanges commerciaux défini en 2001. Une part minime, autrement dit. Par ailleurs, les deux dossiers qui créaient le blocage dans les négociations n’ont débouché que sur des engagements à conclure des accords ultérieurement : l’Inde a obtenu des Etats-Unis le droit de pérenniser les programmes de sécurité alimentaire existants tout en s’engageant à aboutir à un accord dans les quatre ans – ce qui exclut de nombreux pays pauvres qui ne pourront pas lancer de nouveaux programmes pour protéger leurs populations contre l’instabilité des prix alimentaires ; le compromis qui a été passé en matière de facilitation des échanges stipule quant à lui qu’un accord contraignant est postposé au 31 juillet 2015. L’accord visant un meilleur accès des pays pauvres aux marchés de pays riches – autre point important négocié – consolide pour sa part une réalité déjà existante. Finalement, on a décidé de ne pas décider grand-chose lors de cette réunion.

Le 15e jour : Où se situe alors l’intérêt des accords de Bali ?

A.Z. : Tout cela participe d’une stratégie menée par le nouveau directeur de l’Organisation, Roberto Azevêdo, qui a surtout réussi à sauver les apparences par ce qu’il a lui-même qualifié d’“ambiguïté constructive”, c’est-à-dire d’un compromis suffisamment flou pour que chaque partie puisse crier victoire. C’est une manière pour l’OMC de sortir artificiellement de la paralysie dans laquelle elle est plongée depuis sa création – et surtout depuis 2003 et le constat d’échec de la conférence ministérielle de Cancun. L’OMC se donne un sursis et évite une profonde crise existentielle. Mais, en renvoyant leur résolution à plus tard, elle n’affronte pas ses problèmes existentiels et structurels en profondeur : elle reste affaiblie en tant que cadre privilégié de l’organisation du commerce international. En témoignent les nombreux accords bilatéraux et régionaux de libre-échange en cours de négociation, comme les Accords de partenariat économique entre l’Europe et les pays de l’ACP, le Traité transatlantique entre l’Europe et les Etats-Unis ou encore le Traité transpacifique entre les Etats-Unis et une douzaine de pays d’Asie-Pacifique.

Le 15e jour : De quelles réformes aurait besoin l’OMC ?

A.Z. : L’OMC couvre un champ d’application trop large et se fonde sur des règles souvent défavorables aux pays en développement. En d’autres termes, elle a les yeux plus gros que le ventre et n’est pas suffisamment au service du développement. Il est important de disposer d’une organisation multilatérale garantissant le respect des règles du commerce mondial, mais cela n’a de sens que si ces règles ne s’appliquent qu’au commerce des biens marchands et qu’elles protègent les plus faibles. L’agenda commercial de l’OMC doit en outre être contrebalancé par l’agenda des normes sociales et environnementales et celui de la stabilité des taux de change, ce qui implique de la replacer dans un système de gouvernance mondiale plus cohérent.

Propos recueilis par Michaël Oliveira Magalhes
Sur le m�me sujet :
|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants