Février 2014 /231

L’observation avant le savoir

Etudier le comportement des animaux pour comprendre celui des hommes

Le vendredi 28 février se tiendra à l’ULg un colloque intitulé “Psychopathologie, éthologie et théories évolutionnistes. Actualités et perspectives cliniques”. Organisée en hommage au Dr Albert Demaret décédé en 2011, cette manifestation coïncidera avec la réédition de son livre Ethologie et psychiatrie, publié en 1979 chez Mardaga. Préfacée par le Pr Christian Mormont, collègue et ami d’Albert Demaret, cette réédition* est suivie d’un Essai de psychopathologie éthologique dont les auteurs sont Jérôme Englebert, psychologue clinicien à l’Etablissement de défense sociale (EDS) de Paifve et maître de conférences à l’ULg, et Valérie Follet, psychologue clinicienne à l’EDS de Paifve.

Sur les traces d’un pionnier

DemaretAlbert-CoverAlbert Demaret, qui s’amusait à rappeler que « si nous ne sommes pas bêtes... les animaux non plus ! », était à la fois psychiatre, éthologue et naturaliste. Aux yeux de Jérôme Englebert, son livre Ethologie et psychiatrie est un ouvrage révolutionnaire écrit par un pionnier de la psychopathologie éthologique et évolutionniste, un homme qui a apporté un éclairage radicalement neuf dans l’approche des affections psychiatriques. Mais un homme incompris dont les travaux furent souvent perçus comme une parenthèse, intéressante certes, mais que la psychiatrie dominante ne tardait pas à refermer pour poursuivre la route rectiligne qu’elle s’était tracée. « Il souffrait plus de ne pas être reconnu que d’être contesté », indique Jérôme Englebert.

Dans un article publié en 2007 dans la revue Evolutionary Psychology, les plus grands noms de la psychiatrie évolutionniste soulignèrent néanmoins son apport en lui attribuant la paternité de la notion de territoire en psychopathologie, concept qu’il avait développé dans ses études sur la psychose maniacodépressive, où il établissait une analogie entre le comportement des animaux territoriaux et celui des patients bipolaires. Cela étant, sans doute le fait qu’Albert Demaret n’ait publié qu’en français a-t-il nui au retentissement de ses travaux à une époque où l’anglais accédait à une forme d’omnipotence dans les sphères de la “science internationale”. Sa démarche elle-même, où la primauté absolue était accordée à l’observation du comportement et non à un savoir livresque épuré de “tout ce qu’il y a vraiment d’humain dans notre existence” comme l’a écrit le célèbre psychiatre Eugène Minkowski eut probablement un effet analogue. « Dans la façon dont Demaret voit les choses, ce qui se passe prime sur ce que l’on sait », souligne Jérôme Englebert.

Une dimension adaptative

L’optique d’Albert Demaret demeure d’une brûlante actualité. Longtemps considéré comme la “Bible” de la psychiatrie américaine et, partant, mondiale, le Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Desorders (DSM) n’est-il pas aujourd’hui au centre de vives polémiques, d’autant que, selon ses contestataires de plus en plus nombreux, il est truffé de contradictions et ancré dans la zone d’influence du lobby pharmaceutique ? « Certes, les cliniciens utilisent et se réfèrent aux manuels de psychiatrie, mais si l’on pense que l’explication de la maladie mentale s’y trouve, qu’elle émane d’un savoir unique et absolu où le patient est réduit à quelques symptômes, on se trompe », déclare Jérôme Englebert.

EthologieEn 1966, Albert Demaret, alors âgé de 33 ans, annonçait la couleur : il ambitionnait en effet de « fonder une réflexion sur une psychopathologie générale plus ou moins commune à l’homme et aux animaux ». Entendons-nous bien. Dans son esprit, il ne s’agissait pas d’en venir à traiter d’éventuelles (et toujours hypothétiques) affections psychiatriques chez l’animal. Il n’était pas question non plus de nier le poids de l’hérédité, de la biologie, du milieu social, de l’environnement ou des antécédents (le passé) dans les troubles mentaux rencontrés chez l’être humain. A travers une approche éthologique et de recontextualisation évolutionniste, l’objectif était au contraire de proposer une grille de lecture de ces pathologies qui soit originale et s’inscrive dans une relation de complémentarité avec les connaissances issues de la psychologie systémique, de la philosophie, de la recherche fondamentale, des sciences neurocognitives, etc.

Dans sa préface à la première édition de Ethologie et psychiatrie, Paul Sivadon, ancien président de la Fédération mondiale pour la santé mentale, résume l’idée fondatrice de l’oeuvre d’Albert Demaret : “L’hypothèse consiste à attribuer à tel ou tel comportement humain inexplicable par les conditions actuelles d’existence, la signification d’une persistance ou d’une résurgence d’un comportement ayant eu, dans le lointain passé des hominiens et des espèces qui les ont précédés, une valeur d’adaptation aux conditions d’existence de l’époque, donc une valeur de survie.

Autrement dit, des comportements jugés a priori totalement inadaptés de nos jours recèleraient une dimension adaptative enracinée dans notre hérédité ancestrale. Fruit de la “logique évolutionniste” et du “jeu” d’analogies bâties sur l’observation fine à laquelle Albert Demaret soumettait les comportements de l’animal et de l’homme, cette conclusion balise une voie innovante, révolutionnaire même, dans la conception et la prise en charge de la maladie psychiatrique. « En effet, dans cette approche, la symptomatologie, souvent grave, parfois catastrophique, est revisitée. Le clinicien est donc appelé à voir la personne en face de lui sous un jour nouveau », commente Jérôme Englebert.

Altruisme alimentaire

Dans l’hypothèse défendue par Albert Demaret, la symptomatologie médicale serait secondaire par rapport à une autre composante venue de la nuit des temps, d’une époque où le comportement dysfonctionnel observé aujourd’hui avait une valeur adaptative indéniable. Dans son livre, il développe en particulier deux grands modèles : ceux de l’anorexie mentale et du trouble maniaco-dépressif. Les jeunes femmes anorexiques ne mangent presque rien, sont hyperactives et très résistantes à la fatigue et aux infections – du moins dans un premier temps –, cachent de la nourriture, se soucient de l’alimentation des autres, s’occupent des enfants et rêvent souvent de devenir institutrices, puéricultrices, sages femmes, infirmières... Or des comportements absolument similaires ont été décrits chez les femelles primates lorsqu’elles s’intéressent au nouveau- né de leur mère ou de leur soeur. Elles mangent très peu, cherchent de la nourriture – tâche normalement dévolue aux mâles –, n’ont pas de descendance – les anorexiques, rappelons-le, sont en général biologiquement incapables de procréer (aménorrhée) –, sont hyperactives, s’occupent des jeunes de leur mère ou de leur soeur, etc. Dans les sociétés de primates, de tels comportements sont tout à fait adaptés à l’échelle du groupe en raison des risques de disette.

Gorilla« L’analogie entre le comportement de certaines femelles primates et de jeunes femmes anorexiques a amené Albert Demaret à penser que la composante la plus fondamentale de l’anorexie n’était pas le refus de s’alimenter, mais une forme d’altruisme », rapporte Jérôme Englebert. Et de préciser dans un article publié en 2011 avec Jean-Marie Gauthier dans Acta Psychiatrica Belgica : “Ces perspectives sont révolutionnaires en termes de prise en charge thérapeutique à la fois pour l’anorexique mais aussi pour sa famille (…) et suggèrent de manière innovante de moinsse focaliser sur le refus alimentaire (sans le nier) et la perte de poids, et d’explorer ces autres signes typiques de l’anorexie trop souvent considérés comme accessoires.

L’avantage territorial

Dans son autre modèle emblématique, Albert Demaret part d’une analogie entre le comportement des patients maniaco-dépressifs et celui des animaux territoriaux. Lorsqu’ils sont sur leur territoire, ces derniers déploient des comportements de séduction face aux femelles, sont agressifs, se mesurent avec succès à des congénères parfois beaucoup plus grands qu’eux, se parent éventuellement de couleurs vives sur certaines parties du corps. Par contre, quand ils franchissent le Rubicon, ils adoptent un profil bas, subissent les événements. Pour Albert Demaret, un patient maniaco-dépressif en phase maniaque se comporte comme s’il était partout chez lui : il est hyperactif, exalté, séduit les femmes, est prompt à déclencher une bagarre... En revanche, quand il bascule dans une dépression profonde, il est passif, se juge sans valeur et sans intérêt, courbe l’échine comme les animaux territoriaux en dehors de leur territoire.

PongoPygmaeus2« L’analogie établie par Albert Demaret permet peut-être de poser une vraie critique anthropologique de la société moderne, souligne Jérôme Englebert. Car, à bien y réfléchir, le patient en phase maniaque ne correspondrait-il pas au portrait-robot de l’employé modèle actuel, celui qui travaille 12 heures par jour, a l’énergie suffisante pour voir ensuite ses amis, sortir la nuit et être au boulot le lendemain à 7h du matin, éventuellement pour brasser des millions en tant que trader ? » Le colloque organisé le 28 février à l’UL g rassemblera une dizaine d’orateurs belges et étrangers. A l’instar de l’Essai de psychopathologie éthologique de Jérôme Englebert et Valérie Follet, il s’inscrira dans la continuité des travaux d’Albert Demaret, dont il visera à souligner la pertinence et à actualiser le propos.


* Albert Demaret, Ethologie et psychiatrie, suivi d’Essai de psychopathologie éthologique par Jérôme Englebert et Valérie Follet, Mardaga, Liège, 2014.

“Psycholopathologie, éthologie et théories évolutionnistes. Actualités et perspectives cliniques”

Colloque en hommage au Dr Albert Demaret le vendredi 28 février, à partir de 8h30, à la salle académique, place du 20-Août 7, 4000 Liège.

Contacts : courriel jerome.englebert@ulg.ac.be, site www.fapse.ulg.ac.be

Philippe Lambert
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