Février 2014 /231

Un trou dans la couche d’Amazon ?

La proposition de loi sur le commerce en ligne de livres

HabrandTanguyLa nuit du 8 au 9 janvier, le Sénat français a voté à l’unanimité une proposition de loi visant à limiter l’attractivité de la vente en ligne de livres. Cette proposition de loi consiste à interdire, pour toute commande de livre avec expédition à domicile, la possibilité de consentir un rabais de 5% – maximum autorisé pour un livre en France – sur le prix de vente couplé à la gratuité des frais de port. Largement qualifiée dans la presse de “loi anti-Amazon”, cette mesure, qui doit encore passer à l’Assemblée nationale, survient après des mois de déploration du modèle, qu’il s’agisse de l’exil fiscal ou des conditions de travail au sein de ses entrepôts – tant et si bien que le portail Amazon figure désormais, dans certains milieux, parmi les produits et services qu’il peut être essentiel ou de bon ton de boycotter. Alliée à des parts de marché qui inquiètent le secteur de la librairie, cette dégradation toute relative de l’image d’Amazon a sans doute favorisé le développement d’une loi qui ne porte que sur le livre, marchandise “pas comme les autres” depuis l’instauration de la loi sur le prix unique du livre en France, ou loi Lang, en 1981.

Selon Aurélie Filippetti, ministre française de la Culture et de la Communication, ce projet de loi s’inscrit dans la continuité de la loi Lang, « non pas pour tuer la concurrence, mais bien au contraire pour assurer une juste concurrence » (Assemblée nationale, 3 octobre 2013), face à un acteur dont les pratiques sont assimilées à de la concurrence déloyale. A y regarder de plus près, on peut tout aussi bien y déceler un écart par rapport aux principes originels de la loi sur le prix unique du livre, laquelle entendait supprimer la concurrence quantitative (le prix) au profit d’une concurrence qualitative (les services proposés).

En interdisant la gratuité des frais de port, la “loi anti-Amazon” vise avant tout à réduire la compétitivité du commerce en ligne, quitte à faire en sorte que la facture finale pour le consommateur y soit plus élevée que partout ailleurs. En réintroduisant la concurrence par les prix au profit de la librairie, cette loi revient à dire qu’une concurrence basée sur la seule qualité du service ne suffit plus. Une telle loi conclut donc implicitement à la victoire de la vente en ligne sur le commerce physique de livres. Et pour cause, là où les grandes surfaces et chaînes culturelles pouvaient se trouver décriées autrefois en raison de l’étroitesse de leur offre ou de la faiblesse du conseil au client, Amazon pose problème. D’une part, même si l’on peut commander n’importe quel ouvrage en librairie, la vente en ligne donne l’impression de proposer toujours plus, image de couverture à l’appui. D’autre part, l’action conjointe d’un moteur de recherche, des avis d’internautes et d’algorithmes de recommandation semble constituer pour un certain nombre de lecteurs une autre façon d’envisager le conseil.

Si la loi “anti-Amazon” assoit l’idée d’une irrésistible séduction du commerce en ligne, que seul un retour à des différences de prix pourrait entamer, on pourra regretter qu’il soit si peu fait mention d’un échec récent : le projet 1001libraires.com. Lancé dès 2007 avec le concours des pouvoirs publics, celui-ci entendait préserver les valeurs traditionnelles de la chaîne du livre par le développement d’un site de vente en ligne, mutualisé, animé par les libraires indépendants français – et belges dans la mesure du possible. Définitivement fermé en 2012 après une courte période d’activité, le portail offrait, entre autres services, de réserver un ouvrage dans la librairie de son choix ou de l’acheter en ligne, mais aussi des conseils de libraires, un agenda des rencontres ou encore des nouvelles du monde du livre. En clair, son objectif était de proposer une alternative à visage humain à Amazon, ce que résumait fort bien ce slogan : “Ici, pas d’algorithme, mais des libraires de chair et de paroles à rencontrer chez eux et sur la Toile.”

Sanctionner Amazon, et avec lui l’ensemble des sites de vente en ligne actuels et à venir, est un geste fort de la part de l’Etat français. Accompagner les professionnels du livre dans leur conversion à de nouvelles pratiques de production et de consommation en est un autre, sans doute plus efficace dans la durée. Qu’un Bernard Pivot soit enclin à considérer que « commander des livres sans bouger son cul, cela cause du tort aux libraires » (RTL Matin, 12 janvier 2014) nous dit quelque chose du malaise dans lequel se trouve aujourd’hui la chaîne du livre, mais stigmatiser le lecteur jusque dans son acte d’achat pourrait bien le détourner pour de bon des canaux traditionnels de vente. À l’époque de la loi Lang, un parfum de rébellion nimbait l’“exception culturelle” dont bénéficierait désormais le livre. Étaient pointées du doigt des enseignes dont on estimait qu’elles ne participeraient pas, par la standardisation de leur offre, au bien commun. Avec la loi “anti-Amazon”, c’est à la fois une enseigne et un dispositif de vente – le commerce en ligne, accessible à tout libraire qui en fait le choix – qui sont visés. On ne peut que se réjouir de ce que l’exception culturelle demeure, aujourd’hui encore, un concept opérationnel, mais il est des cas où le livre gagnerait peut-être à se trouver considéré comme les autres : les régimes d’exception sont aussi ceux, parfois, qui isolent.


Tanguy Habrand
assistant au sein du département des arts et sciences de la communication (Celic, Centre d’étude du livre contemporain),
responsable de la collection “Espace Nord” aux Impressions Nouvelles

Foire du livre

La 44e édition de la Foire du livre aura lieu du 20 au 24 février sur le site de Tour &
Taxis à Bruxelles. Sous-titrée “L’Histoire avec sa grande hache“ (formule empruntée
à Georges Perec), elle mettra à l’honneur l’Histoire et ses nombreuses déclinaisons.
Les Presses universitaires de Liège seront présentes sur le stand intitulé
“Carrefour des connaissances” (218)

Contacts : tél. 04.366.50.22, courriel presses@ulg.ac.be, site www.presses.ulg.ac.be

 

Photo : Pascal Durand
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