Juin 2014 /235

Historiographie

De quoi la littérature belge est-elle le nom ?

L’histoire est toujours fille du présent », estimait l’historien Fernand Braudel. On pourrait à coup sûr en dire autant de l’historiographie de toute littérature, autrement dit de chaque discours visant à la construction d’un savoir historique sur des textes de création. La chose est particulièrement vraie pour la littérature belge, écrite en français en l’occurrence. Telle est, en effet, l’impression qui se dégage à la lecture de l’imposant corpus rassemblé par Björn-Olav Dozo et François Provenzano, respectivement premier logisticien de recherche à la faculté de Philosophie et Lettres et chargé de cours au département de langues et littératures romanes, sous le titre Historiographie de la littérature belge. Une anthologie*.

DozoProvenzano-CoverCette compilation de 12 métadiscours relatifs aux productions d’écrivains s’exprimant dans la langue de Molière suit un ordre à la fois diachronique et synchronique. Le premier couvre une époque où la Belgique était toujours unitaire jusqu’à celle où elle est – après moult vicissitudes – devenue fédérale, ce qui va de la seconde moitié du XIXe siècle aux premières années du XXIe. Le second, quant à lui, s’articule selon quatre angles d’attaque ainsi libellés : “construire l’histoire”, “inscrire la langue”, “vivre la société” et “penser les concepts”. C’est là un déploiement qui permet de se faire une idée circonstanciée des diverses expérimentations théoriques ayant ponctué, dans la longue durée, les propos sur le fait littéraire belge.

Trois textes plus ou moins longs illustrent chacune des quatre phases retenues, dont les transitions offrent par ailleurs des aspects éclairants. De la Belgique unitaire, baignant largement dans le “mythe nordique”, on est ainsi passé à la référence française et à l’émergence des “littératures francophones”, pour ensuite explorer sociologiquement la “belgitude” et les “littératures périphériques”, avant de clore le parcours avec des concepts porteurs de nouvelles vertus explicatives. La plupart de ces protocoles historiographiques, dotés d’une rhétorique propre, émanent de la plume de spécialistes universitaires dont plusieurs ont enseigné ou enseignent toujours à l’université de Liège.

Parmi eux, le Pr honoraire Jean-Marie Klinkenberg a proposé un “modèle gravitationnel” destiné à éclairer les stratégies des périphéries littéraires : phase centrifuge (1830-1920) d’indépendance à l’égard de Paris ; phase centripète (1920-1960) de rapprochement avec la capitale française ; phase dialectique (à partir de 1960), synthèse de la thèse nationaliste et de l’antithèse apatride. Le but ultime de l’écrivain belge restant toujours à ses yeux, quête de légitimité oblige, de “se faire éditer et reconnaître à Paris”. Plus récemment, Benoît Denis, chargé de cours lui aussi à l’ULg, a – en compagnie du Pr Paul Aron de l’ULB – convoqué le concept de “réseau littéraire” pour “permettre une description plus fine de certains processus à l’oeuvre au sein d’un sous-champ dominé ou faiblement autonomisé”. Tel est le cas des lettres belges, expression désignant la production littéraire en français, où le capital relationnel d’un agent déterminé est susceptible de compenser de manière non négligeable la faiblesse d’un capital symbolique que seul la Ville Lumière peut réellement conférer.

Comme quoi, aujourd’hui comme hier, parler de la pratique littéraire en Belgique n’a rien d’univoque. Peut-être est-ce le propre d’un pays de rencontres comme le nôtre. Non, vraiment, pas plus que la littérature, l’historiographie de celle-ci ne peut se targuer d’être porteuse d’essentialisme, cette notion philosophique selon laquelle l’essence précède l’existence et qui laisserait entendre que les écrivains, bénis par Dame Nature, seraient détenteurs d’un don inné, étranger à toute influence sociale.

* Presses de l’ENS-Lyon, coll. “Bibliothèque idéale des sciences sociales“, Lyon, 2014.

Edition électronique : http://books.openedition.org/enseditions/678

Henri Deleersnijder
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