Septembre 2014 /236
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Christian Behrendt

La situation politique en Belgique

BehrendtChristianChristian Behrendt est professeur de droit constitutionnel à l’ULg.

En mars 2012, lors d’une intervention devant le Conseil économique et social de Wallonie (voir Le 15e jour n° 212), le Pr Christian Behrendt insistait sur l’importance de mettre en oeuvre les mesures institutionnelles décidées fin 2011 dans l’accord relatif à la 6e réforme de l’Etat, avant l’échéance électorale de 2014 “parce que le danger de récupération partisane et populiste d’un éventuel retard dans la mise en oeuvre effective de cette réforme est à prendre au sérieux”. Deux ans plus tard, à l’aube de la constitution du nouveau gouvernement fédéral, Le 15e jour du mois l’a rencontré.

Le 15e jour du mois : L’action du gouvernement Di Rupo a-t-elle été efficace ?

Christian Behrendt : Il faut d’emblée signaler que jamais une réforme de l’Etat, si on compare les textes juridiques finaux à l’accord politique initial, n’a aussi fidèlement respecté les négociations. Au cours des cinq réformes antérieures, il y a eu des pans de l’accord qui n’ont pas vu le jour, Ecolo en a notamment fait les frais, lors de la 4e réforme de l’Etat, quand la mise en place promise des écotaxes… ne s’est pas concrétisée. Et je pourrais multiplier les exemples. Mais cette fois, rien de cela : les huit partis de l’accord (PS, SP.A, CDH, CD&V, MR, Open VLD, Ecolo et Groen) l’ont observé à la lettre (le texte politique du 11 octobre 2011 a presque atteint une sorte de rang d’écrit intangible qui s’impose à tous et interdit les coups tordus). C’est assez remarquable, je dois dire, et c’est une grande nouveauté – vertueuse ! – dans notre histoire institutionnelle…

Ainsi la 6e réforme de l’Etat a mis en oeuvre la réforme de BHV (c’est-à-dire la scission de l’arrondissement électoral mais pas celle de l’arrondissement judiciaire) et la réforme du Sénat (il n’y a plus d’élections directes pour le Sénat – chacun l’aura remarqué en mai dernier en se rendant aux urnes). Elle a décidé l’allongement de la législature fédérale qui passe de quatre à cinq ans, le transfert de nombreuses compétences aux Communautés et Régions, comme les allocations familiales, la politique hospitalière, les homes pour personnes âgées, et les maisons de justice, par exemple. Mais l’élément le plus significatif, en termes de déplacement du centre de gravité vers les entités fédérées, est certainement l’accroissement important, au 1er janvier prochain, de l’autonomie fiscale des Régions.

Le 15e jour : Concrètement, les choses vont donc changer ?

Ch. B : A l’évidence. Et je trouve que l’on n’en parle pas beaucoup dans les médias. Pourtant le volet fiscal qui sera transféré aux Régions va vite être perceptible sur le bulletin d’imposition de chacun. Un exemple ? A l’heure actuelle, les propriétaires d’une maison qui ont contracté un crédit hypothécaire, ont droit à une déduction fiscale (près de 6000 euros par an pour un couple). La Région wallonne va-t-elle maintenir cette possibilité de déduction ? Et si oui, pour qui ? Pour tous ? J’en doute. Probablement ménagera-t-on dans une certaine mesure les crédits hypothécaires déjà en cours. Mais les caisses régionales sont assez vides (de même d’ailleurs que celles du fédéral). Je pense donc que les autorités wallonnes vont revoir le mécanisme à la baisse. Du point de vue du contribuable, une réduction d’une déduction d’impôt représente une augmentation de la pression fiscale – mais auprès d’une opinion publique non spécialisée, la mesure, moins perceptible qu’une augmentation “frontale” d’un impôt, est plus indolore. C’est paradoxal mais vrai : il semble plus aisé de supprimer une grosse déduction que d’augmenter faiblement un impôt…

Dans un autre registre, l’impôt sur les personnes physiques (IPP) sera dorénavant perçu, pour une part, par le pouvoir fédéral et pour l’autre, par le pouvoir régional. Théoriquement, ce dernier pourrait les augmenter, mais la plus grande discrétion règne à ce sujet.

Le 15e jour : Quels seront les grands chantiers de la législature ?

Ch. B : Je pense que l’on ne pourra plus, cette fois, éluder le dossier des pensions. La Belgique, dont la population active est estimée à 4,5 millions, compte 1,9 million de retraités. La charge des pensions est devenue trop lourde car elle pèse principalement sur les épaules des travailleurs. Si l’on veut maintenir un système qui assure à tous un niveau de vie décent lors de la retraite, il faudra se résoudre à se montrer plus contraignant pour ce qui est de l’âge de départ effectif à la retraite, restreindre l’accès aux prépensions, et sans doute aussi augmenter l’âge légal de la pension (en Allemagne, on travaille jusqu’à 67 ans, les syndicats y ayant, je le note, approuvé cette réforme).

Pour pérenniser notre système de sécurité sociale – un des meilleurs au monde –, je suis convaincu qu’il faut redéfinir l’assiette fiscale, sinon, petit à petit, il s’érodera et dans 20 ou 30 ans, il n’y aura plus ni sécurité sociale performante ni pension suffisante pour assurer une retraite digne. Or, on ne peut négliger l’aspiration à une pension convenable de ceux qui ont travaillé et cotisé pendant toute leur vie : notre Etat doit pouvoir leur garantir cela. C’est une question de justice sociale. Mais si rien ne change, le système court à sa perte. Les experts, dont le professeur émérite Pierre Pestieau de l’ULg, le disent depuis tant d’années…

Par ailleurs, je crois que le mécanisme des allocations familiales devra également être repensé. Il date des premières années de l’après-guerre et témoigne d’une volonté nataliste, proche de l’inspiration chrétienne. Les allocations sont en effet graduelles : celles pour le deuxième enfant sont plus importantes que celles pour le premier, et le troisième enfant (et les suivants) reçoit encore davantage que le deuxième. Or, dans la région bruxelloise les places dans les écoles sont comptées. Dans ces conditions, est-il opportun de maintenir un incitant pécuniaire à l’émergence de familles nombreuses ? Sur le plan des principes, est-il indiqué que l’Etat marque sa préférence en faveur d’une famille avec beaucoup d’enfants, en donnant per capita, davantage qu’à une famille qui n’en a qu’un ou deux ? Pourquoi ne donne-t-on pas la même somme à chaque enfant ? Ne serait-ce pas plus neutre d’un point de vue idéologique ? Le débat, j’imagine, est certainement déjà sur la table des négociateurs.

Le 15e jour : La possibilité d’un gouvernement fédéral asymétrique, vous inquiète-t-elle ?

Ch. B : Quand on y pense un peu, cette possibilité ne me semble pas vraiment étonnante. Cela fait presque 40 ans que toutes les familles politiques sont scindées, en un parti flamand et un parti francophone (sociaux-chrétiens et libéraux en 1968, socialistes en 1978). Les flamands élisent les hommes politiques flamands et les francophones les hommes politiques francophones. Potentiellement, les gouvernements asymétriques étaient donc depuis longtemps inscrits dans les astres dès lors qu’il s’agit de partis autonomes et distincts. Et en 2014, cette constellation semble advenir, avec le CD&V, qui y siégerait sans son alter ego, le CDH.

Le 15e jour : Un seul parti francophone au gouvernement, est-ce réaliste ?

Ch. B : La Constitution prévoit (article 99) que le Conseil des ministres est constitué paritairement de ministres néerlandophones et francophones. Cet article est une garantie pour les francophones… mais aussi une obligation : ils sont tenus d’envoyer des ministres. La Constitution exige la loyauté des deux cotés : les francophones, ont droit à la moitié des ministres mais ont aussi aussi le devoir de les désigner : c’est un “droit-obligation”. L’attitude du MR est donc, au regard de l’article 99, constructive. Elle évite une crise, et une crise potentiellement forte car les partis flamands (surtout la N-VA) auraient pu, en cas de refus de tous les francophones de participer à un gouvernement fédéral, leur reprocher de ne pas satisfaire à l’obligation de désigner des ministres d’expression française. Néanmoins, la responsabilité du MR est maintenant très grande et sa position à la fois forte et fragile. Fragile parce qu’il sera seul dans son groupe linguistique ; forte parce que la Constitution consacre la règle du consensus au gouvernement. De iure, la minorité francophone est donc protégée. Encore faudra-il que le MR soit vigilant et que, seul face à trois partis flamands (CD&V, Open VLD et N-VA), il porte haut et clair les couleurs francophones.

Si j’ai une petite inquiétude, c’est à propos du conseil ministériel restreint, le “Kern”. En effet, si la règle est claire pour le conseil des ministres, rien n’est stipulé à l’égard du Kern qui n’a pas vraiment d’existence légale. Dans le passé, il a toujours été composé du Premier ministre et des vice-Premiers, soit un par parti. Or, quid demain ? Si le Premier ministre est flamand, y aura-t-il un seul francophone pour quatre flamands ? La je pense que, dans l’intérêt des francophones, il faudrait retoucher le modus operandi.

Je l’ai dit, les défis seront gigantesques. Et les francophones ne doivent pas oublier qu’ils sont à la fois minoritaires démographiquement et moins nantis économiquement. A ces deux handicaps, il serait à mon sens fatal d’ajouter de graves tensions intra-communautaires : en Wallonie, nous avons tous intérêt à ce que notre Région continue son redéploiement et à ce que le fédéral, en charge de compétences vitales pour tous les Belges, ne soit pas victime d’une nouvelle crise de 541 jours.

Propos recueillis par Patricia Janssens (le 1er septembre)
Photos : Remy Hespel
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