Octobre 2014 /237

Mystère de l’évolution

Des poissons-chats bilingues

ParmentierEric.C’est une histoire de l’évolution bien singulière à laquelle ont assisté Eric Parmentier, directeur du service de morphologie fonctionnelle et évolutive à l’ULg, et Kelly Boyle, alors post-doctorant au sein de son laboratoire. En observant cinq espèces de Synodontis, de la famille des poissons-chats, ils ont remarqué que trois d’entre elles cumulaient les capacités d’émettre du son et des décharges électriques. Le double phénomène est d’autant plus saisissant qu’il se produit grâce à un seul muscle. C’est une étude fascinante publiée dans Proceedings of the Royal Society qui trace de manière singulière le chemin biologique de ces poissons ayant découvert l’électricité. « Chez d’autres poissons comme les anguilles, explique l’océanologue, on sait depuis longtemps que la production d’électricité est d’origine musculaire. Mais ces espèces n’ont jamais révélé un tel panel évolutif. Elles sont toutes exclusivement électriques. Il n’y a plus de stades intermédiaires qui coexistent et qui permettent des études comparatives. »

Une spécialisation musculaire

Chez les Synodontis, c’est le muscle protracteur qui est à l’origine du son. Ce muscle, qui se contracte et se relâche 100 fois par minute, est relié à une plaque osseuse à l’avant de la vessie natatoire. Une poche d’air qui permet aux poissons de se stabiliser entre deux eaux et de ne pas couler quand ils sont au repos. Dans le cas présent, la contraction du muscle provoque un étirement de la vessie. Quand il se relâche, elle reprend sa forme initiale et entre en vibration, ce qui crée du son. Plus le muscle est fort, plus le son est puissant. Et c’est au niveau de sa force qu’il a évolué. « Un muscle classique est composé de cellules dont la majorité de l’espace est occupé par les myofibrilles, à l’origine de sa contraction, précise Eric Parmentier. Au microscope électronique, nous avons observé que chez les poissons qui produisaient uniquement du son, les myofibrilles occupaient moins de place qu’habituellement, mais colonisaient encore la cellule dans une grande proportion. » En revanche, le poisson incapable de produire du son, mais bien de l’électricité, en était presque dépourvu : le muscle est trop faible pour que la vibration de la vessie soit sonore.

La capacité d’émettre de l’électricité est due à cette faible proportion de myofibrilles. « Tous les muscles produisent de l’électricité, rappelle l’océanologue. Même nous, nous en créons en permanence. » Afin de la domestiquer, les poissons ont dû la stocker, ce qui les a conduits à bloquer le développement des myofibrilles, à sacrifier la force du muscle. « Les différentes évolutions de ce muscle sont incroyables, reprend Eric Parmentier. Elles montrent que la vie est économe : il est plus facile de transformer une structure existante pour lui donner une autre fonction que d’en créer une nouvelle. »

Apprendre à stocker l’électricité

SynodontisPourquoi, certains Synodontis ont-ils privilégié l’électricité ? « A ce stade, nous ne pouvons qu’élaborer des hypothèses, car nous ne faisons pas d’éthologie. Notre objectif est de comprendre les processus évolutifs de la vie. La production d’électricité est-elle une évolution de celle du son ? C’est plausible, mais nous ne pouvons pas l’attester », avoue Eric Parmentier, qui note que cependant que les sons émis sont similaires alors que les décharges électriques sont nettement différentes selon les espèces. Les poissons se reconnaîtraient dès lors plus facilement grâce aux émissions électriques. Ce qui pourrait s’avérer fort utile dans les écosystèmes bruyants et encombrés comme les rivières africaines, par exemple. Les Synodontis auraient ainsi développé un système de reconnaissance mieux adapté à leur milieu. Quoi qu’il en soit, l’étude ouvre des pistes nouvelles pour mieux comprendre l’évolution.


Kelly Boyle, Orphal Colleye, Eric Parmentier, Sound production to electric discharge : sonic muscle evolution in progress in Synodontis spp. catfishes (Mochokidae), Proceedings of the Royal Society, 2014.

Philippe Lecrenier
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