Octobre 2014 /237

L’Europe face aux crises internationales

Face à la situation internationale très tendue, l’Europe a du mal faire entendre sa voix. La situation ukrainienne l’embarrasse et elle hésite face aux revendications du groupe terroriste Etat islamique au Moyen-Orient. Parole au Pr Philippe Vincent, responsable du cours de droit des relations internationales en faculté de Droit, et à Radouane Attiya, assistant au département des sciences de l’Antiquité, études arabes et islamologiques.

VincentPhilippeLe 15e jour du mois : Le 16 septembre dernier, le Parlement ukrainien et l’Union européenne ont signé un accord d’association. Une façon de distendre les liens avec la Russie ?

Philippe Vincent : A l’évidence. Les eurodéputés réunis à Strasbourg ont été séduits par cet acte historique et l’Europe pourra nouer des contacts de type culturel, commercial et scientifique avec les Ukrainiens. Mais ne nous leurrons pas : elle n’interviendra pas militairement dans la région. Aucun texte légal ne l’y autorise à l’heure actuelle. L’ONU, seule habilitée à autoriser des opérations militaires, est paralysée par le veto que peuvent opposer, au Conseil de sécurité, les cinq grandes puissances mondiales au rang desquelles se trouve la Russie…

Le 15e jour : L’Europe a quand même pris quelques mesures contre la Russie ?

Ph.V. : L’Europe dénonce l’incursion des troupes russes en Ukraine et menace de prendre des sanctions économiques. Elle a pris des mesures financières en gelant les avoirs de certains dirigeants russes et en interdisant aux banques européennes de financer certaines entreprises russes. Elle a aussi interdit les déplacements de responsables politiques russes dans l’Union. Mais elle est très embarrassée car elle ne peut faire davantage.

La nouvelle équipe de Donald Tusk (à partir de décembre 2014) sera elle aussi tenue par les moyens légaux mis à sa disposition. Impensable par exemple d’appliquer la loi du talion : même face à la Russie qui a imposé un embargo contre des produits européens, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) interdit la prise de mesures unilatérales. L’OMC s’est certes dotée d’un mécanisme de règlement des différends – ce qui en soi est une belle avancée –, mais le processus est très lent. La crise ukrainienne sera vraisemblablement réglée avant que l’Union soit autorisée à prendre des contre-mesures à l’encontre de la Russie de Vladimir Poutine.

Le 15e jour : Les Etats-Unis sont dans le même cas de figure.

Ph.V. : Effectivement. Mais quand ils estiment que leurs intérêts sont en jeu, ils s’affranchissent plus facilement des considérations légales… Au regard des actes perpétrés par la Russie pour déstabiliser l’Ukraine, disent-ils, ils n’ont, par exemple, pas hésité à prendre des sanctions à l’encontre du secteur bancaire russe.

Le 15e jour : Que pensez-vous de l’attitude européenne ?

Ph.V. : Que l’Europe respecte la juridiction internationale est forcément une bonne chose pour un juriste, même si le camp adverse ne s’en préoccupe pas. Il est possible cependant que cette attitude cache une autre réalité : l’Europe craint d’indisposer Poutine qui a la haute main sur le gaz. L’Allemagne notamment, inscrite clairement dans la sortie du nucléaire, a besoin du gaz russe pour ses centrales. N’en doutons pas : un embargo russe sur le gaz serait grave pour une bonne partie des Etats européens. Mais je ne suis pas certain que l’économie russe puisse se passer de l’exportation du gaz.

AttiyaRadouaneLe 15e jour du mois : Qu’est-ce que ce groupe terroriste ?

Radouane Attiya : Aux confins de l’Irak et de la Syrie, les partisans d’un islamisme radical s’affichent aujourd’hui avec beaucoup de cynisme. Au début de la rébellion syrienne – qui, rappelons-le, aspirait à plus de démocratie et contestait le régime de Bachar El Assad –, le dictateur syrien a libéré des centaines de prisonniers salafistes dans le secret espoir qu’ils s’en prendraient aux faiseurs de troubles. Ils se sont surtout coalisés avec d’autres mouvances radicales d’Irak. Leur volonté commune est de recréer un califat islamique, entité fictive, qui s’oppose à l’Occident et qui entend libérer la Palestine tout en s’affranchissant des monarchies en place. Utilisant internet et les réseaux sociaux, ils revendiquent sans honte des actes d’une cruauté abominable, comme la décapitation de trois journalistes, parmi d’autres horreurs. La terreur est devenue leur méthode d’action.

Cette configuration de l’espace et du monde procède d’une doctrine médiévale du jihad ! C’est inouï dans le monde arabe. Il s’agit, n’en doutons pas, d’une véritable gangrène, d’un cancer dans la région mais d’un cancer qui nous gagne : Mohamed Merah en France et Mehdi Nemmouche à Bruxelles ont montré de quoi ils étaient capables. D’origine arabe, mais nés sur le sol européen, ils furent membres de factions islamistes radicales en Syrie et professent une haine de l’Occident. Ladite doctrine oppose deux parties du monde : le “Dar al-Islam”, regroupant les pays musulmans, et le “Dar al-harb”, soit le reste du monde considéré comme l’ennemi à soumettre ou à convertir. Ces fanatiques exportent leur lutte et, hélas, les actions terroristes risquent de se multiplier : des milliers de jeunes (entre 10 000 et 15 000, dit-on) ont quitté l’Europe et gagné la Syrie afin de participer à la constitution de ce califat nouveau (le Daech) qu’ils appellent de leurs voeux.

Le 15e jour : Que pensez-vous de la réaction occidentale ?

R.A : La France, soutenue par Washington, a mené une première frappe aérienne contre des positions dijhadistes le 19 septembre afin d’appuyer le gouvernement irakien. Une coalition, qui comprend aussi certains pays arabes tels l’Arabie saoudite et le Qatar, se dessine autour des Etats-Unis dont la Belgique. C’est un tournant historique : pour une fois, les intérêts occidentaux rencontrent ceux de la très grande majorité des pays musulmans. Même si la réaction américaine est également motivée, ne soyons pas dupes, par les réserves de pétrole de la région. Mais il faut savoir que d’aucuns considèrent cette alliance comme une occasion unique pour une stricte transmutation des valeurs qui passerait, avant tout, par la libération de la femme.

Pour ma part, j’espère que l’opinion publique comprend que les Arabes – parmi lesquels on trouve des musulmans, des chrétiens, des juifs et des athées – considèrent les jihadistes comme des ennemis. A mon sens, les institutions religieuses musulmanes (qui sont les interlocutrices auprès des autorités publiques) devraient d’ailleurs se manifester davantage car leur silence pourrait être interprété comme une opinion tacitement favorable à ce “jihad mondialisé”.

Propos recueillis par Patricia Janssens (le 29 septembre)
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