Novembre 2014 /238

L’intellectuel critique : une figure à réinventer?

Dans un monde où l’on gouverne par les divisions sociales, réélaborer des langages politiques communs appelle des changements dans les formes et la circulation des savoirs

CaeymaexFlorenceL’intellectuel est une figure de la modernité, contemporaine des dynamiques politiques d’émancipation placées sous le double signe de l’égalité et de la liberté. Ces universaux ont toujours été plus que des idées et moins que des principes : des propositions critiques situées, soutenues par une certaine résistance à un ordre donné et inséparables d’un diagnostic faisant sa part au négatif dans une conjoncture déterminée – la guerre, la violence, l’expropriation, l’asservissement, l’injustice sous toutes leurs formes, mentales ou physiques, collectives ou individuelles. Loin d’avoir été le porte-parole de l’universalité humaine, comme on le croit parfois, l’intellectuel critique, de Sartre à Bourdieu en passant par Foucault, fut bien plutôt, historiquement, un traducteur de ces propositions : d’une lutte à l’autre, d’abord, connectant entre elles les significations concrètes et locales des universaux ; d’un savoir à l’autre, ensuite, connectant des régimes d’expression hétérogènes (politique, savant, profane, littéraire, artistique, militant).

Au risque d’aplatir la complexité des expériences passées et la fragilité inhérente à la fonction intellectuelle, on dira que, jusqu’à la fin des années 70, les référentiels politiques marxistes et socialistes, mobilisés par des mouvements occupant des positions de force dans des espaces politiques constitués (partis, syndicats, groupes révolutionnaires), voire par des appareils de gouvernement, ont largement soutenu l’exercice de la fonction intellectuelle critique, offrant la puissance d’un langage commun et cependant non univoque. Avec les années 80 et l’arrivée des politiques néolibérales, le ré-ordonnancement du monde sous les contraintes extensives de l’économie capitaliste a profondément remanié les espaces politiques, refermant les scènes de conflictualité – le célèbre “There is no alternative” de Margaret Thatcher – et privant les intellectuels critiques de ces points d’appui, tout en les livrant aux règles des nouveaux espaces médiatiques dévolus à l’exposition tautologique de la réalité sociale. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Les sciences humaines – philosophie, sociologie, économie, histoire, anthropologie, théorie de l’art, du droit, ou des sciences – abritent une multitude de travaux critiques, où la recherche savante s’efforce de penser de manière située, c’est-à-dire depuis les défis du temps présent mais à distance des problématisations dominantes, suivant des lignes plus ou moins radicales. Dans le même temps, un peu partout, des collectifs de chômeurs, de précaires, de sans-papiers, d’étudiants, d’intermittents, des travailleurs manuels ou intellectuels, des associations d’usagers de services (mais aussi de soins, de drogues), des défenseurs de la nature, des minorités diverses et même des peuples entiers s’organisent et expérimentent de nouvelles manières de travailler, de vivre et de prendre la parole en réponse aux conditions impossibles qui s’imposent au travail, à la vie, au discours. Ces univers, bien que distincts, recèlent pourtant des portes de communication – revues, plateformes web, manifestations publiques – et des circulations à double sens – des chercheurs deviennent des acteurs de terrain, des militants élaborent des savoirs experts d’un genre nouveau. De ces circulations émerge la cartographie détaillée des désastres que la gestion néolibérale de l’Europe et du monde abandonne dans sa course : explosion des inégalités, gestion policière et judiciaire de la division sociale, exploitation maximale des ressources humaines et naturelles, guerres structurelles comme mode d’administration des territoires, déplacements massifs de populations condamnées à l’errance ou à la mort. Mais ces circulations dessinent aussi, en creux, les chantiers de l’égalité et de la liberté de demain.

Sans doute la tâche des intellectuels critiques est-elle d’oeuvrer à la réélaboration de langages politiques partageables ou à des formulations communes de l’intolérable et du désirable. Mais cette réélaboration ne peut précéder la tâche qui s’est imposée depuis le début à tous les défenseurs de l’égalité et de la liberté : susciter et suivre avec attention les transversalités sans lesquelles ces langages communs restent privées de signification concrète. Le néolibéralisme gouverne les divisions réelles (protégé/précaire, travailleur/chômeur, citoyen/sans-papiers, malade/sain, Nord/Sud, etc.) en les détachant des situations qui les engendrent – en un mot, en les dépolitisant : le chômage de masse comme problème des chômeurs, l’immigration clandestine comme problème des sans-papiers ou de la police, la crise de la dette comme problème de la Grèce ou des Grecs. Nous avons besoin, à l’inverse, d’une circulation horizontale entre les divisions et entre les luttes, de traductions susceptibles de les convertir en problèmes partagés, c’est-à-dire politiquement appropriables.

Construire de nouvelles transversalités politiques n’est le privilège de personne, mais cela exige des transformations dans les savoirs qu’il revient peut-être aux intellectuels d’initier : multiplier les enquêtes situées ; expérimenter des modes d’expression écrite, orale ou visuelle appropriables par d’autres ; ouvrir, en marge de l’étau médiatique, de nouveaux sites pour la production et la circulation de connaissances mesurées à leur valeur d’usage non marchand ; proposer de nouveaux modes de transmission et partage des savoirs savants dans les institutions scolaires ; promouvoir des circulations politiques inédites entre notre passé et le présent, entre le plus proche et le plus lointain. Réinventer, en somme, non l’intellectuel, mais les formes du savoir critique.

Florence Caeymaex
maître de recherche FRS-FNRS, matérialités de la politique (MAP) - unité de recherche Philosophie politique
(avec la collaboration de Grégory Cormann et de Jeremy Hamers - MAP)

L’intellectuel critique : une figure à réinventer ?

Manifestation organisée par le MAP, en collaboration avec la MSH :

  • projection du documentaire Notre monde. Faites de la politique et si possible autrement de Thomas Lacoste, le lundi 24 novembre, à la salle Berthe Bovy, au complexe Opéra à 19h30

  • ciné-débat (projection d’extraits du documentaire), en présence du réalisateur Thomas Lacoste, de Florence Caeymaex, Grégory Cormann et Jeremy Hamers (MAP), animé par Rachel Brahy (MSH), le mardi 25 novembre à 20h à la Cité Miroir, place Xavier Neujean, 4000 Liège

Contacts : courriel msh@ulg.ac.be, site www.msh.ulg.ac.be

 

Photo : Bert Meskens
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