Janvier 2015 /240

Miracle ou péril jaune ?

La pénétration chinoise en Amérique latine

Carte blanche à Sophie Wintgens

Qu’elle fascine ou qu’elle rebute, qu’elle soit synonyme d’opportunités ou porteuse de défis, la Chine est aujourd’hui devenue un acteur incontournable des relations internationales. Deuxième économie mondiale en passe de dépasser les États-Unis, la montée en puissance de cet État continent qui représente à lui seul un cinquième de la population de la planète met dès lors la notion de pouvoir mondial en question. La Chine est-elle une puissance mondiale à même de concurrencer, voire de détrôner la domination américaine ? Qu’en est-il en particulier de sa pénétration récente en Amérique latine, une région du monde que les États-Unis considèrent historiquement comme leur arrière cour et l’Union européenne (UE) comme une importante zone d’influence ?

Autant de questions qui en appellent, pour l’heure, à la nuance. Comprendre l’énigme de la puissance chinoise et l’ambivalence de sa réponse à l’hégémonie américaine requiert dès lors de l’appréhender via une approche originale : considérer que la Chine est aujourd’hui engagée dans une entreprise de reconnaissance mondiale au sein d’un système international au demeurant dominé par les États-Unis. Par-delà ses forces (sa puissance économique) et ses faiblesses (la nature de son régime et le poids des contraintes internes), sa puissance repose en ce sens davantage sur sa capacité à s’affirmer comme un acteur mondial de référence, c’est-à-dire à même d’influer sur les négociations internationales et de faire valoir ses propres normes, en particulier industrielles et commerciales.

Analyser sous cet angle la pénétration chinoise en Amérique latine depuis l’entame des années 2000 permet de dépasser l’antagonisme classique – et pour le moins réducteur – entre les visions optimistes du miracle chinois (opportunité) et celles pessimistes du péril jaune (défi). En ce sens, la présence croissante de la Chine dans une région latino-américaine dont elle est a priori géographiquement distante et historiquement étrangère répond avant tout à la nécessité pour ses dirigeants de consolider sa puissance sans atrophier son ascension. A cette fin, la stratégie chinoise consiste à faire apparaître sa quête prioritaire de “matières premières contre produits manufacturés” en Amérique latine comme une opportunité de bénéfices économiques et d’avantages politiques pour les États latino-américains. En d’autres termes, la Chine s’esquinte à promouvoir une “coopération Sud-Sud” face à ce qui s’apparente en réalité à une tendance à la reproduction d’une nouvelle dépendance Nord-Sud.

Pour ce faire, les dirigeants chinois procèdent plus concrètement d’un resserrement de leurs liens diplomatiques sur le terrain de jeu latino-américain. Tout en affichant sa préférence pour les relations bilatérales qui donnent à s’incarner dans les six partenariats stratégiques établis avec le Brésil, le Mexique, le Pérou, le Venezuela, l’Argentine et le Chili ainsi que dans les trois accords de libre-échange conclus avec le Chili, le Pérou et le Costa Rica, la Chine soigne également de plus en plus ses relations multilatérales. En augmentant son apport financier et sa participation aux organisations régionales telles que la Banque interaméricaine de développement (BID), elle fait valoir une convergence d’intérêts – pour l’essentiel économico-commerciaux – en réalité sélective et lui étant prioritairement favorable. Pour se différencier de ses concurrents américains et européens tout en veillant à limiter les effets nuisibles de son action diplomatique à géométrie variable dans la région, la Chine s’appuie sur un discours de solidarité tiers-mondiste et anti-impérialiste : elle se présente en effet comme le chef de file des pays en développement et le seul pays exempt de reproches colonialistes capable de soutenir économiquement la croissance latino-américaine.

En tant qu’alternative aux politiques néolibérales du Consensus de Washington et apport financier complémentaire aux bailleurs de fonds traditionnels que sont le FMI ou la Banque mondiale, l’arrivée de la Chine en Amérique latine est dans l’ensemble relativement bien accueillie par les États de la région. Ces derniers voient en effet en elle l’espoir d’une marge de manoeuvre commerciale et financière potentielle face à l’Occident. Pour l’heure, toutefois, cette perception régionale favorable à l’“opportunité” chinoise se traduit en réalité par des échanges relativement différenciés, favorisant surtout les pays exportateurs de produits de base du cône Sud. Si bien qu’en contribuant à une revalorisation économique et politique potentielle des Etats latino- américains, la pénétration chinoise en Amérique latine suscite en retour un regain d’intérêt des Etats-Unis et de l’UE vis-à-vis d’une région du monde où ils sont traditionnellement présents, voire influents. Semblant hésiter face à la montée en puissance de la Chine entre une position de défiance concurrentielle ou celle d’opportunité partenariale, les Américains tout comme les Européens sont aujourd’hui amenés à revoir leur stratégie commerciale respective à l’égard du sous-continent latino-américain et plus largement mondiale.

WintgensSophieTout en pointant les risques économiques (désindustrialisation), sociaux (pertes d’emplois, en particulier pour les PME) ou encore environnementaux liés à la pénétration chinoise en Amérique latine, les Etats-Unis et l’UE mettent désormais l’accent sur un nécessaire renforcement des normes industrielles et commerciales internationales. Ils appellent à ce titre les autres acteurs mondiaux à s’aligner sur leurs propres normes, comme en témoigne la reprise des négociations en vue de la conclusion d’accords de Partenariats transpacifique (TTP) et transatlantique (TTIP). De là à en conclure que la montée en puissance de la Chine s’incarne aujourd’hui dans une “nouvelle multipolarité”, c’est-à-dire mettant en concurrence des dynamiques de blocs régionaux portées par les projets stratégiques d’Etats américain, asiatiques et européens économiquement, commercialement et financièrement dominants, l’hypothèse reste entière.

Sophie Wintgens
maître de conférences au département de science
politique (ULg), chercheur associé au Center for
International Relations Studies (Cefir), chercheur invité au
Centre d’études et de recherches

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