Mars 2015 /242

Divagation sur la liberté d’expression

La chronique de Paul Martens

De toutes nos grandes libertés, la liberté d’expression est celle qui est le plus solennellement claironnée : elle “constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique” et elle vaut “non seulement pour les idées ou informations accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais pour celles qui choquent, inquiètent ou heurtent” (interprétation donnée par la Cour de Strasbourg à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme). L’exercice de cette liberté comporte aussi “des devoirs et des responsabilités” (point 2 de l’article 10) qu’il appartient aux législateurs de définir. Et le nôtre l’a fait en réprimant les discours négationnistes et en punissant l’incitation à la haine. Mais on croyait pouvoir compter surtout sur des concepts tels que le respect, la civilité, le savoir-vivre, qui font partie du système normatif des moeurs et qu’il n’appartient pas au droit d’accueillir dans sa machinerie répressive.
Las ! Une liberté aussi majestueusement installée devait immanquablement attirer des occupants abusifs.
A cause d’elle, nous devons subir la perpétuelle invasion, sur nos divers écrans, d’une publicité à laquelle nous n’avons pas permis de nous importuner, nous devons tolérer que des littérateurs d’occasion s’enrichissent en dénonçant, voire en fabriquant, des scandales rentables, nous devons admettre que s’effilochent des valeurs que nous croyions, elles aussi, indissociables de la civilisation, telles que le respect de la vie privée ou la présomption d’innocence. Etait-il évitable qu’une liberté intellectuelle se soumette aux exigences d’une liberté économique ?
Plus inquiétant est le tremplin que la liberté de parole offre à la haine, libre de s’exprimer sur des banderoles dépliées par des hooligans, certains que leur message sera montré au monde entier, au nom des libertés logées dans l’article 10. Le mouvement s’est amplifié avec la Toile, qui permet à tout individu de nous inonder de ses rancoeurs sans que nous ayons les moyens juridiques et techniques de le faire taire.MartensPaul
On pouvait s’accommoder de ces dérives en se disant qu’il vaut mieux souffrir la compagnie des crétins que se soumettre au caprice des tyrans.
Mais voilà que la mort s’invite dans le débat. On s’en prend à des expressions qu’on croyait avoir mises à jamais à l’abri, tout autant de la fureur des fanatiques que du regard des juges : quand la justice a admis que pouvaient être punis les messages d’incitation à la haine, les juges ont précisé qu’ils ne leur appartenait pas de punir les pamphlets, les plaisanteries et les caricatures (arrêt n° 157/2004 de la Cour constitutionnelle). Criminaliser l’humour serait un recul de civilisation que ne peut pas se permettre une démocratie.
Mais alors que faire ? N’est-il pas dérisoire d’en appeler aux “manières” pour demander aux plaisantins de devenir sérieux, sachant qu’on ne peut pas demander aux fanatiques de devenir humains ? Doit-on chercher une réponse dans cette déclaration d’une autorité spirituelle qui prévient qu’il n’est pas question de dire du mal de sa mère sans risquer de prendre un coup de poing ? Certains diront qu’il y a là le ferment d’une nouvelle sagesse, d’autres, qu’entre la torgnole et la kalachnikov, il n’y a qu’une différence de degré.
J’invoquerai, lâchement, j’en conviens, les dimensions que j’ai été requis de respecter pour dire, selon la formule consacrée, qu’il ne m’est pas possible d’aller plus loin dans les limites de ce modeste billet.

Paul Martens
chargé de cours honoraire de l’ULg, faculté de Droit, Science politique et Criminologie

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