Mars 2015 /242

Entre 4 yeux

Regards croisés sur les “tribus urbaines”

Le 2 avril prochain, la Maison des sciences de l’homme (MSH) accueillera le sociologue Nicolas Jounin, de l’Université Paris 8, auteur de Voyage de classes (La Découverte, 2014). Rencontre avec Yves Winkin, professeur au Conservatoire national des arts et des métiers à Paris, également professeur extraordinaire à l’ULg, titulaire du cours d’anthropologie urbaine, et Yvette Lecomte, présidente de l’association Banlieues d’Europe, dont la pratique de terrain rejoint la thématique de l’ouvrage.

WinkinYves

Le 15e jour du mois : Que pensez-vous du livre de Nicolas Jounin ?

Yves Winkin : Ce livre, que j’ai voulu lire dès qu’il est sorti, m’a touché pour plusieurs raisons. Tout d’abord, pour son intérêt pédagogique. On parle beaucoup ces temps-ci d’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur. Mais le plus souvent, il s’agit d’injecter un peu de numérique dans les cours. Ce qui est innovant ici, ce n’est pas d’entraîner les étudiants à “faire du terrain” dans un quartier de Paris qu’ils ne connaissent pas, c’est de le raconter dans un livre qui peut être lu tant par les enseignants en quête de “bonnes pratiques” que par les étudiants en quête de “bonnes références”. Nicolas Jounin ne joue pas Nigel Barley [anthropologue anglais, ndlr] dans la tribu des grands bourges ; il décrit tout simplement comment ses étudiants s’en tirent – et comment lui-même s’en tire – face à des interlocuteurs rompus à l’art de l’esquive et du soufflet. Ensuite, il y a dans ce livre un aspect “petit Bourdieu illustré” qui me plaît beaucoup par son audace tranquille. Nicolas Jounin n’insiste jamais trop mais c’est dit, qu’il s’agisse de montrer très concrètement ce que “domination symbolique” veut dire, ou comment construire empiriquement la notion d’“espace social”. L’ouvrage n’a pas d’ambition théorique, en ce sens qu’il ne cherche pas à offrir une théorie du social originale, mais il est solide à tous égards dans ses références.

Le 15e jour : En quoi son propos vous paraît-il être en phase avec l’actualité ?

Y.W. : Quand le Premier ministre français ose utiliser le mot “apartheid” dans un discours officiel, nombre de bons esprits s’offusquent, en rappelant que la France n’est pas l’Afrique du Sud d’avant 1991. Mais dans les faits, comme le montre bien Voyage de classes, la France est terriblement clivée, et pas seulement entre Paris intra-muros et banlieues, ni même entre les arrondissements huppés – à commencer par le 8e qui fait l’objet de l’enquête – et les autres. L’apartheid français est dans les têtes : il y a “eux” et “nous”, comme les entretiens que les étudiants ont conduits le montrent bien, comme les gestes et regards de refoulement qu’ils ont vécus l’illustrent parfaitement. Bien sûr, rien de neuf dans tout cela. C’est peut-être la leçon la plus terrible du livre.

LecomteYvetteLe 15e jour du mois : En quoi consiste l’association “Banlieues d’Europe” ?

Yvette Lecomte : Il s’agit d’un réseau européen regroupant des opérateurs culturels et des intervenants artistiques1. Son objectif est de promouvoir la créativité et l’innovation culturelles dans les quartiers socialement défavorisés, tant à la périphérie des villes que dans certains centres urbains. Il existe là, à côté de nous, des populations, notamment jeunes, qui échappent à ce qu’il est convenu d’appeler la “culture” ou dont les expressions imaginaires sont laissées en jachère, voire sous-estimées. D’où notre but de créer les conditions pour les faire éclore et donc les valoriser. L’initiative d’une telle démarche, on la doit à Jean Hurstel, qui fut en 1990 le fondateur de notre réseau et en demeure aujourd’hui le président d’honneur. Formé à l’Ecole nationale supérieure d’Art dramatique de Strasbourg, ce passionné de l’insertion du théâtre dans la cité participa, dans les années 1970, à un important travail de création culturelle relatif à la mémoire ouvrière dans la région liégeoise. Ce travail fut un creuset pour nos collaborations ultérieures dans le réseau Banlieues d’Europe.

Le 15e jour : Vos objectifs initiaux sont-ils toujours d’actualité aujourd’hui ?

Y.L. : Oui, plus que jamais, d’autant que nos membres sont issus de pas moins de 22 pays de l’Union européenne et de six hors UE. Nous faisons toujours du réseautage entre les expériences artistiques concrètes menées dans les “banlieues” – avant tout dans les quartiers populaires des villes et milieux ruraux du continent –, ce qui nous permet de fédérer bon nombre de projets culturels et artistiques innovants et participatifs. Le but ultime de ces actions est de rendre de la dignité aux populations qui n’ont en général pas la parole. Celle-ci est portée dans l’espace public grâce à divers types de manifestations, lesquelles participent des expressions les plus variées : de la culture hip hop à l’écriture romanesque, de l’intégration d’oeuvres plastiques dans des immeubles à des événements musicaux conçus avec des habitants de quartiers. Entre autres, bien sûr.

1 Voir le site www.banlieues-europe.com

Observer la vie dans les beaux quartiers de Paris

Rencontre avec Nicolas Jounin (modérateur Geoffrey Geuens), le jeudi 2 avril à 18h30, à la librairie Livre aux trésors, place Xavier Neujean 27, 4000 Liège.

Contacts : inscriptions (facultatives) à Livre aux Trésors, tél. 04.250.38.46, renseignements, tél. 04.366.48.28, courriel msh@ulg.ac.be, site www.msh.ulg.ac.be

 

Propos recueillis par Henri Deleersnijder
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