Mai 2015 /244

Frigidité de l’ignorance

L'opinion de Marie Celentin

Le dernier souvenir qu’ils ont emporté de notre monde, c’est un gros plan sur des visages grimaçants et haineux. Dans une immense déflagration, en mars dernier, les génies guérisseurs de Nimroud ont déployé une dernière fois leurs ailes de pierre et s’en sont allés rejoindre au Paradis des Beautés perdues les mausolées soufies de Libye et les Bouddhas de Bâmiyân.
Absurde. Barbare. Consternant. Comme vous, j’en ai été meurtrie et atterrée. Mais, je l’avoue, une question indécente me taraude : les journalistes et les décideurs politiques du monde entier qui ont condamné ce fondamentalisme sordide, sont-ce les mêmes que ceux qui conseillent à leurs enfants d’étudier des maths et des sciences plutôt que des langues anciennes ? En d’autres termes, y a-t-il vraiment une différence fondamentale entre les fous d’Allah et les fanatiques de la Rentabilité immédiate ?
On me rétorquera que je mélange tout, on m’accusera de commettre des raccourcis grossiers, on m’opposera que les djihadistes de Daesh s’en prennent à des vies humaines, alors que nos sociétés évoluées ne font que s’adapter raisonnablement à un monde qui change. Des clous ! Moi, je sais qu’à chaque fois que l’obscurantisme avance, c’est forcément la vie qui recule. Tôt ou tard. Que le processus soit enclenché avec un détonateur au pied d’une ziggourat millénaire, ou dans l’atmosphère feutrée d’un cabinet ministériel penché sur la rationalisation des normes d’encadrement dans l’enseignement, ou autour de la table d’un souper familial, quand il s’agit de conseiller au gamin de choisir, dès le secondaire général, une filière “porteuse d’emploi” avant tout, parfois au détriment de ses envies et préférences.
Ce qui m’indigne et m’angoisse dans l’anéantissement – progressif ou brutal – de tout passé ancestral, ce n’est pas tellement la perte d’hypothétiques racines : à juste titre, les djihadistes de l’EI se sentent aussi étrangers aux bâtisseurs des palais assyriens que je me considère éloignée de bon nombre de comportements de mes “ancêtres” romains. Non, ce que nous détruisons quand nous tournons le dos au passé, c’est la distanciation salutaire qui permet à tout homme de réinventer le monde qui est le sien.
Chaque fois que je prends le temps de questionner des productions humaines révolues, je prends conscience de ce qui me relie à ceux qui m’ont légué le présent. Je les devine aussi rêveurs, curieux ou indignés que moi, je prends la mesure de tout ce que la créativité humaine a été capable de concevoir, je comprends que d’autres bonheurs sont possibles, autres que ceux induits par mon temps, mes valeurs et ma petite expérience. Chaque émerveillement, chaque tentative de comprendre ce qui fut m’est une opportunité de remettre en question ce qui m’entoure et que, comme mes semblables, j’ai tendance à regarder comme “naturel” ou “allant de soi”. Pratiquer, grâce à l’étude du passé, cette distanciation toute philosophique, c’est entrer dans la ronde de la curiosité humaine qui, depuis la nuit des temps, veut comprendre le monde en cultivant la Beauté. Les Beautés : celles qui furent et celles qui sont encore à découvrir. Et cette démarche-là est un trésor inestimable, qui doit demeurer au coeur de ce que nous appelons la “formation citoyenne”.
CelentinMarieOui, je l’affirme : à mes yeux, il sera toujours aussi grave et dommageable de mépriser les vertus de l’étude des langues anciennes que de détruire de vieilles pierres. Parce que dans les deux cas, on exproprie une irremplaçable partie du Champ des Possibles pour construire une autoroute sans âme. On ira peut-être plus vite vers le gain, mais on s’éloignera inexorablement du sens. Et aussi du plaisir.
Paul Veyne* l’a écrit bien mieux que moi : “Le virus du savoir va jusqu’à donner à ses porteurs une sorte de jouissance quand ils voient démenties des convictions qui leur étaient chères.” Immunisés par leur fanatisme, confits en ignorance, les soldats de Daesh sont de grands frigides. Tout comme ceux qui taxent d’élitisme inutile et dangereux l’étude des langues anciennes. CQFD.

Marie Celentin
agrégée en philologie classique (2000), licence en langues et littératures orientales (2001),
professeur de langues anciennes à l’Athénée royal Charles Rogier,
auteur de Dans le bleu de ses silences, Luce Wilquin, Bruxelles, 2015 (voir le site www.culture.ulg.ac.be/celentin).

* Comment on écrit l’histoire, 1971.

Photo : Luc Garnier
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