Mai 2015 /244
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Anne Herla et Antoine Janvier

Vers un cours d’éducation philosophique, éthique et citoyenne ?

Exit les cours de religion et de morale ? Les écoles primaires et secondaires de l’enseignement officiel, tenues d’organiser ces cours sur ordre constitutionnel, devront désormais les rendre facultatifs. C’est en tout cas l’avis de la Cour constitutionnelle, qui estime qu’obliger un élève à choisir entre l’un ou l’autre de ces cours est contraire aux libertés individuelles. Cette décision donne du grain à moudre à plusieurs groupes d’intérêts : certains appellent de leurs voeux une suppression pure et simple des cours de religion, d’autres brandissent l’urgence d’un “cours de citoyenneté” au nom du “vivre ensemble”, et d’autres encore cherchent à faire inscrire un cours de philosophie au programme du secondaire.
Rencontre à deux voix sur ce thème : Anne Herla, chargée de cours en didactique de la philosophie, et Antoine Janvier, chercheur au service de philosophie morale et politique.

Le 15e jour du mois : On peut s’étonner de lire, entre les lignes de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, que le cours de morale soit désormais considéré comme un cours engagé. Est-ce exagéré ?

JanvierAntoineAntoine Janvier : La Cour constitutionnelle indique deux choses : d’une part, que les convictions ressortent de la sphère privée et que leur manifestation doit relever du choix de l’individu ; et d’autre part, que les cours dits “philosophiques” – religions ou morale – sont des cours engagés. Elle en conclut que les citoyens n’ont pas à être contraints de choisir l’un de ces cours. Ces dernières années, le cours de morale a effectivement connu une évolution dont la Cour tire les conséquences : le décret “neutralité” de 1994 a requalifié le cours de morale non confessionnelle en “cours de morale inspiré par l’esprit de libre examen”, laissant la possibilité aux enseignants de manifester leur engagement en faveur d’un système de valeurs déterminé. Ce qui est désastreux à mes yeux dans cette affaire, c’est qu’on continue de confondre grossièrement la philosophie avec une sorte d’engagement spirituel, ou un parti-pris en faveur de certaines valeurs, alors que la philosophie consiste précisément à faire un geste inverse – apprendre à se déprendre de soi, de ses habitudes, de ses convictions, et adopter une certaine distance à l’égard des valeurs.

Anne Herla : En lien avec les gens de terrain, je souhaite pour ma part insister sur le fait que, quand on soutient que le cours de morale est un cours “convictionnel ”comme les autres, on fait un mauvais procès à ses enseignants. Dans les faits, l’on a beaucoup progressé ces 20 dernières années pour rendre ce cours aussi “neutre” que possible, c’est-à-dire pour en faire un cours où l’on pratique un véritable questionnement philosophique, lequel ne présuppose aucun fondement préétabli. Malheureusement, le décret “neutralité” de 1994, qui place les professeurs de religion et de morale sur un même pied, a rendu ce cours “engagé” aux yeux du droit, en en faisant le pendant laïque (au sens belge du terme) des convictions religieuses, alors que le cours de morale avait à l’origine vocation à accueillir tous les élèves qui n’adhèrent à aucun culte reconnu. Malgré ces éléments juridiques, je tiens à rappeler qu’en 2002, les programmes ont été remaniés pour y intégrer beaucoup plus d’éléments philosophiques dès la 5e et 6e année (“Qu’est-ce que je tiens pour vrai?”, “Suis-je seul au monde?”, “Quel sens je donne à la vie?”, etc.). En 2007, l’agrégation en philosophie (AESS) est elle-même devenue le titre requis pour enseigner le cours de morale. La philosophie a été plus largement mise en avant, en accord avec les recommandations formulées par l’Unesco en 2005.

Le 15e jour : Le débat déjà ancien relatif aux cours de religion et de morale est aujourd’hui mêlé au besoin, plus ou moins réel, d’un cours de “citoyenneté” au service du fameux “vivre ensemble”. Est-ce cohérent ?

A.J. : Tout dépend de ce qu’on y met. Indépendamment de cet arrêt, on peut isoler deux tendances : d’une part, une exigence de longue date d’un cours de philosophie dans l’enseignement secondaire et, d’autre part, une série de débats publics, certes ravivés par la fusillade à Charlie Hebdo, qui ont fait germer l’idée d’un cours de citoyenneté, destiné à permettre aux élèves de réfléchir aux enjeux de la démocratie, au pluralisme, etc. Ces deux tendances sont liées, dans la mesure où la philosophie, en tant que démarche qui adopte une posture critique à l’égard de toutes les valeurs – la valeur de vérité, les valeurs morales, ou les valeurs politiques – a participé étroitement au développement de la pensée démocratique. La question, c’est : que veut-on faire de ce “cours de citoyenneté” ? D’aucuns en feraient un cours de civisme, c’est-à-dire un cours destiné à inculquer des valeurs : le respect, le dialogue, l’écoute de l’autre, etc. Je suis personnellement tout à fait défavorable à cette option : l’école, dans une démocratie moderne, a moins pour mission d’éduquer que d’instruire, au sens de fournir aux élèves les instruments de connaissance pour comprendre leur monde et prendre part à sa construction. Il est vrai que plusieurs événements, comme la fusillade du 7 janvier, ont mis sur la place publique le problème de la coexistence des religions et du fameux “vivre ensemble” dans nos sociétés. Je dois dire que je trouve un peu cynique de faire de l’école, et plus encore d’un cours de deux heures par semaine, la solution miracle à un problème d’une telle importance. C’est se moquer du monde. Mais surtout, il faut rappeler qu’en démocratie, ce qui favorise le vivre ensemble, c’est ce que les hommes décident de faire ensemble. La question de la coexistence des cultures et traditions est donc d’abord une question politique. C’est de ce point de vue que l’école a un rôle à jouer : elle est un lieu où l’on doit pouvoir interroger nos manières de réagir à de tels événements ; et ce type de recul critique relève exemplairement de la démarche philosophique, essentielle à l’exercice de la citoyenneté. Je demande donc qu’on envisage le cours de citoyenneté depuis ce qui est au coeur de la citoyenneté démocratique : la mise en débat des formes du commun et des valeurs de notre vie collective.

HerlaAnneA.H. : J’ajoute que le cours de morale s’est toujours fixé pour but ultime d’enseigner la capacité à faire des choix et à s’engager dans la société. Développer le jugement autonome et l’esprit critique, réfléchir et penser avec les autres, s’exercer à prendre position dans les débats de société, voilà ce qui est visé et qui est censé aider l’élève à devenir un citoyen. A côté de cette dimension “citoyenne”, il serait bon que la réforme actuelle préserve et même réaffirme les efforts passés, lesquels ont vu la dimension philosophique du cours de morale être renforcée au fil des ans. Dépassons donc ce cloisonnement ancien et intégrons clairement au programme un cours dont la colonne vertébrale serait le questionnement philosophique et son ancrage dans l’histoire de la pensée. Et si ce cours doit s’appeler “citoyenneté”, les philosophes se saisiront de cette occasion pour rappeler que la philosophie leur paraît justement intimement liée à la citoyenneté. Bref, je plaide pour que le nouveau cours commun prévu par la déclaration de politique communautaire en remplacement d’une heure de cours de religion ou de morale ne soit pas un cours “fourre-tout” mais un vrai cours de philosophie qui intègre les récents acquis de la didactique de la philosophie.

Le 15e jour : D’aucuns diraient que les philosophes se montrent opportunistes. Pourriez-vous être plus précis relativement à la spécificité de la philosophie et aux modalités pratiques d’un tel cours ?

A.J. : La philosophie n’a certes pas la prérogative de l’enseignement de la pensée autonome. La spécificité de la philosophie est plutôt de porter la réflexion sur la pluralité des types de “rationalité” : il s’agit de comprendre et de réfléchir sur ceci qu’il y a plusieurs procédures de “vérités”, plusieurs façons de donner du sens à son existence, bref plusieurs logiques de l’esprit humain. Le contenu d’un cours de philosophie serait bien sûr à discuter. On pourrait par exemple envisager, dans le cycle supérieur du secondaire, un cours qui aborderait cette pluralité sur les plans des régimes de vérité, des figures de la citoyenneté et des représentations du monde : épistémologie, politique, éthique. La philosophie présente l’avantage d’articuler ces éléments sans donner de réponse toute faite aux problèmes qu’ils soulèvent, en ouvrant la réflexion rationnelle au maximum. Sur cette base, un cours de philosophie peut fournir une culture philosophique à nos élèves – la Belgique est l’un des derniers pays européens à faire l’impasse sur un tel cours ! –, encourager une démarche transversale avec d’autres disciplines (sciences, histoire, droit, sociologie, etc.) et inviter chacun à développer activement une réflexion existentielle, et personnelle.

A.H. : Il importe à mon sens que ce cours offre un fonds commun aux élèves de 15 à 18 ans et leur permette de prendre une part active au débat démocratique : savoir entendre un point de vue et en extraire les présupposés, pouvoir argumenter, conceptualiser, douter, questionner, abstraire, exemplifier, déceler les raisonnements fallacieux, etc. À côté d’exercices très pratiques, le cours de philosophie rassemblerait tout le monde autour d’une histoire de la pensée – qui pourrait tout à fait inclure des éléments de spiritualité – abordée sous un angle résolument critique. Le cours de philosophie doit ouvrir à un champ de vision plus large, à des questionnements sans cesse renouvelés et à une curiosité systématique à l’égard du point de vue de l’autre.

Anne Herla et Antoine Janvier étaient “les invités du 15e” pour une rencontre-débat

avec le public le mercredi 20 mai à 12h à l’Espace-ULg-Opéra; galerie Opéra, place de la République française, 4000 Liège.

Le contenu de l'entretien "L’Invité du 15e Jour - Anne Herla et Antoine Janvier, du 20 mai 2015" est disponible en écoute sur MixCloud. MixCloud-Logo

Propos recueillis par Patrick Camal (12 mai 2015)
Photos : J.-L. Wertz
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