Juin 2015 /245

La chance du malentendu

Carte blanche à Christine et Véronique Servais autour d'un colloque international début juillet.

Nous considérons habituellement les malentendus comme une pierre d’achoppement dans nos relations personnelles et sociales. De fait, ils génèrent soit la frustration, lorsque l’on comprend que l’on ne s’est pas fait entendre et que l’on n’y parvient pas, soit le soulagement lorsque, au contraire, on réalise que ce que l’on prenait pour une insulte, pour un affront ou pour une négligence à notre égard n’était au fond qu’un malentendu. Une fois celui-ci levé, il apparaît que la relation elle-même n’est plus menacée. Le malentendu touche ainsi à deux demandes sociales particulièrement aiguës, qu’il rend explicites : se faire entendre et être reconnu. En même temps, faire du malentendu un raté de la communication renforce l’idée que l’entente est toujours possible : même si, pour reprendre un aphorisme célèbre du linguiste Antoine Culioli, “l’entente est un cas particulier du malentendu”, la finalité de la communication reste bien de se comprendre.

L’ensemble des technologies et des ingénieries de la communication qui prolifèrent aujourd’hui est précisément au service de cet idéal d’une communication faite pour réussir, c’est-à-dire se comprendre et s’entendre, comme si c’était toujours possible. De ce principe en apparence simple et évident découlent pourtant des contradictions et des paradoxes qui s’avèrent parfois insurmontables. Car l’erreur est non seulement de croire que chacun peut s’emparer de manière identique d’un langage qui ne serait celui de personne en particulier ; elle est aussi de confondre la communication humaine avec la transmission indifférente d’informations, qui ne concerne pour sa part, à proprement parler, que les machines. Et même lorsqu’elles reconnaissent explicitement l’existence d’une pluralité de points de vue, nos sociétés mettent en place des dispositifs de médiation chargés de régler les échanges de telle manière que les univers de sens hétérogènes “s’entendent” et s’homogénéisent. Mais une foule d’autres problèmes se lèvent alors : qui va l’emporter ? De quel point de vue “objectif” cette régulation peut-elle se prévaloir ? À nouveau, et en dépit des intentions pacificatrices de ces dispositifs, la violence (symbolique ou non) n’est pas bien loin.

Considérons donc à l’inverse que la possibilité du malentendu est une condition de la communication, et que vouloir l’exclure suppose un contrôle sur la signification qui entraîne, le plus souvent, la domination et/ou la violence. Nous comprenons alors peut-être pourquoi, en dépit de l’intervention de multiples relais supposés faire émerger la parole de chacun, en dépit de tous ces nouveaux médiateurs travaillant à la satisfaction des usagers de tous les services publics ou garantissant leurs droits et leur devoir, le sentiment de ne pas être entendu ne cesse de s’amplifier. On a l’impression que “le jeu est faussé”, et il l’est assurément. À l’inverse, un anthropologue comme La Cecla a bien montré que la communication interculturelle fonctionne souvent grâce au malentendu. Il permet à chacun de s’ajuster à l’autre en conservant une représentation peut-être inexacte mais commode, comme lorsque des touristes chamaniques se font “initier” à l’ayahuaska dans un village amazonien. Lever le malentendu reviendrait ici à rendre toute rencontre impossible, et même impensable. La coexistence avec un autre différent de soi implique donc d’accueillir avec bienveillance la possibilité du malentendu. Des espaces de “jeu”, de mécompréhension et d’incertitude sont nécessaires au bon déroulement de la communication.
Un constat similaire s’impose s’agissant de la réception des discours médiatiques ou politiques dans l’espace public : le fait de ne pas se reconnaître dans les représentations médiatiques qui y circulent peut constituer des interstices qui seront le lieu et le moyen d’une subjectivation. Considérer que l’on doit pouvoir mal entendre les discours qui nous sont adressés permet donc d’y voir autre chose que leur échec ou qu’une maladresse pouvant être corrigée par une bonne “technique de communication” ; cela permet de faire émerger des conflits, des moments de “mésentente” (Rancière) ou des formes de doubles discours (Scott). Si “le refus de comprendre est lui-même une forme de lutte des classes” (Hobsbawn), alors la possibilité du malentendu est en effet une condition de la constitution de sujets politiques.

On voit que, avec le malentendu, c’est toute la question de la légitimité de la parole et de la possibilité de “se” dire dans son propre idiome qui se pose, de même que celle de la multiplicité des idiomes. Elle permet de mettre à jour des enjeux humains et politiques importants. Comment fonctionner dans le malentendu, ou grâce à lui ? Comment lui faire place dans des lieux (la prison, l’asile, l’entreprise, etc.) où une logique managériale de “communication totale” tend à en supprimer la possibilité ? Et quelles sont les stratégies développées alors par les individus pour récupérer une place, une parole, une subjectivité ? C’est ici qu’émerge une propriété essentielle du malentendu, sa fécondité : la créativité qu’il recèle pour les acteurs, la chance qu’il donne au chercheur d’accéder à de nouvelles données et de développer de nouvelles méthodes de description, etc. Le malentendu n’est pas un simple outil propre à décrire des situations de communication “ratées”; c’est un concept critique propre à interroger un monde qui n’a de cesse de vouloir “donner la parole”.

Prs Véronique Servais
(Institut des sciences humaines et sociales) et
Christine Servais
(département arts et sciences de la communication, faculté de Philosophie et Lettres)

Au coeur du malentendu

Colloque international organisé par le Laboratoire d’étude sur les médias et la médiation (Lemme), les 2 et 3 juillet, place du 20-Août 7, 4000 Liège.

Contacts : inscriptions, courriel cosmina.ghebaur@ulg.ac.be, site www.lemme.ulg.ac.be

 

|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants