Novembre 2015 /248
Le goût, conquête moderneUne originale histoire culturelle
La passion du culinaire a envahi les pages des magazines et les écrans de télévision. On ne compte plus, en effet, les chroniques et émissions qui font leurs choux gras du bien-manger, nouvelle obsession des croisés de la diététique dont l’objectif déclaré est de mettre fin une fois pour toutes à l’ère de la malbouffe. Louable souci en soi certes, mais gare aux dégâts collatéraux de ce qui pourrait dériver vers une nouvelle addiction : l’orthorexie... Sensorialité bassePar contre, même si beaucoup d’études ont été consacrées à l’histoire de l’alimentation, il en existe très peu à ce jour qui se sont penchées sur celle du goût. Viktoria von Hoffmann, assistante de Carl Havelange dans le département des sciences historiques, vient de combler cette lacune dans son ouvrage Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne*, publication qui fait suite à sa thèse défendue sur le même sujet à l’université de Liège en 2010. « En fait, reconnaît-elle, depuis quelques décennies, l’histoire de l’alimentation s’est considérablement développée et s’est intégrée à un champ de recherches interdisciplinaire beaucoup plus vaste qu’on appelle les Food Studies. » À cette nuance près, signale-t-elle, que « dans la plupart de ces travaux, il est très peu – voire pas du tout ! – question du goût, dont on réduit toutes les significations à la question d’un choix alimentaire. Or, dire, par exemple, qu’on mange davantage de légumes au XVIIe siècle ne nous dit pas grand-chose de la valeur et des significations de ce sens dans les cultures sensibles d’autrefois. » Elle poursuit en disant que le goût a été tout autant négligé par l’histoire des sens et autres Sensory Studies, longtemps dominées par les Visual Studies et l’étude du paysage sonore, malgré l’apport d’Alain Corbin, grand « historien du sensible », dont Le Miasme et la Jonquille (1982) a magistralement fait entrer l’olfactif dans les objets d’investigation des disciples de Clio. Tout en reconnaissant volontiers combien son travail se nourrit de ces travaux antérieurs, Viktoria von Hoffmann se détache de ses illustres prédécesseurs, d’une part en envisageant la question du goût comme une histoire du sensible (et pas de la cuisine !), d’autre part en intégrant le goût à ce qu’elle nomme « l’histoire des sensorialités basses », en portant son attention à la fois sur le goût et le toucher. « J’ai voulu croiser les deux, explique-t-elle, car ces deux sens ont traditionnellement été perçus comme des sens plus corporels, rappelant la porosité des frontières entre l’homme et l’animal – sujet très délicat, d’autant plus à l’aube du processus de “civilisation des moeurs”. Tous deux nécessitent aussi une mise en contact entre soi et le monde, ce qui fait du goût et du toucher des sens plus intimes et subjectifs que la vue et l’ouïe, sens supérieurs, impalpables, donc plus proches de l’esprit (les sens privilégiés des arts et des sciences). » Conception qui se ressent naturellement du dualisme, lequel promeut la séparation du corps de l’âme et a tellement marqué la pensée occidentale. Pour explorer l’histoire de ce sens délaissé, il était nécessaire, pour la chercheuse, de puiser dans d’autres sources. Animée par cette quête, elle a d’ores et déjà trouvé son bien dans les oeuvres philosophiques – de Locke, Condillac, Helvétius et Descartes –, mais aussi dans des textes d’esthétique, des traités médicaux, de physique, de chimie, traités de l’âme ou des sens. Sans pour autant négliger les livres de cuisine, traités de civilité, ainsi que les écrits moraux, religieux ou mystiques (sainte Thérèse d’Avila et Jean de la Croix). « Tous ces textes sont des témoins d’un large processus qui, du discrédit originel, a abouti à la célébration gustative contemporaine », souligne-t-elle. Le bon goûtLe rapport avec le goût ? Avant, le mot ne s’appliquait qu’à un sens purement physique destiné à distinguer les aliments comestibles des poisons ; tout au plus servait-il à discerner les saveurs. À l’époque moderne s’invente le “goût spirituel”. Évolution que le peintre et théoricien de l’art Roger de Piles (1635-1709) résumera en ces termes : “De la même façon que nous disons que l’esprit voit, nous disons encore qu’il goûte ; c’est son emploi de juger des ouvrages comme c’est celui de la langue de juger des saveurs”. Ainsi en est-on arrivé au bon goût de l’honnête homme du XVIIe siècle et au goût esthétique du siècle suivant, celui des Lumières. « Dans la foulée, quantité d’écrits traiteront de cette notion nouvelle, et leurs auteurs – écrivains, philosophes, médecins, etc. – tenteront tous de répondre, chacun à leur manière, à la question “Qu’est-ce que le goût ?”. Progressivement, le goût, débarrassé de sa “mauvaise réputation”, devient un moyen de connaissance », conclut Viktoria von Hoffmann. Qui, dans son souci d’apporter une pierre supplémentaire à d’édifice conceptuel qu’elle a déjà contribué à édifier, publiera bientôt un autre ouvrage sur la question en anglais, chez University of Illinois Press (USA). Le sens du goût n’a donc pas fini de voyager… * Viktoria von Hoffmann, Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne, coll. “L’Europe alimentaire”, P.I.E Peter Lang, Bruxelles, 2013.
Henri Deleersnijder
Sur le m�me sujet :
|
Egalement dans le n°269
Éric Tamigneaux vient de recevoir le prix ACFAS Denise-Barbeau
D'un slogan à l'autre
Résultats de l'enquête auprès de "primo-arrivants" en faculté des Sciences
21 questions que se posent les Belges
Le nouveau programme fait la part belle à l’histoire de la cité
Panorama des jobs d'étudiants
|