Mars 2016 /252

La facture est au bout du tunnel

Carte blanche à Henry-Jean Gathon

Le tram de Liège qui avance en marche arrière, le dossier du RER de la capitale qui ressemble furieusement à une procession d’Echternach, les tunnels bruxellois qui se fissurent comme de vulgaires cuves de centrale nucléaire, les nids de poule de nos routes qui se multiplient alors que l’hiver est clément... Il y a de quoi s’interroger et s’inquiéter. Face à ce genre de situation, la réponse habituelle des élus et des responsables des administrations et services publics, quand on leur demande des explications, est toujours la même. Ils font systématiquement usage d’une clé qui semble ouvrir toutes les portes et absoudre tous les péchés : “C’est la faute au manque de moyens”. Dans un pays où la dépense publique équivaut bon an mal an à 55% du produit intérieur brut (PIB) c’est-à-dire à 55% de toutes les richesses créées, et où la dette publique, toutes entités confondues, se monte à 110% de ce même PIB, la réponse semble un peu courte. Le syndrome du “sous-financement” est-il un mal réel et profond ou une simple maladie psychosomatique ? Sans doute un peu des deux. Dans les dossiers cités plus haut, on récolte en fait ce que l’on a semé : les fruits d’une politique de mobilité trop bon marché et d’une politique d’aménagement du territoire à courte vue.

GathonHenriJeanEn matière de transport et de mobilité tout d’abord, le prix supporté par celui qui en bénéficie, qu’il soit particulier ou entreprise, est trop faible. Chacun se rend compte qu’il y a un problème si des crevettes pêchées en mer du Nord voyagent en avion vers le Sud pour y être épluchées, puis font le voyage en sens inverse pour être commercialisées dans les supermarchés européens. Ce problème n’est hélas pas propre au transport de crevettes. Il affecte aussi la mobilité des personnes et particulièrement nos déplacements quotidiens. L’automobiliste ne supporte pas le coût total de son voyage, notamment parce qu’il contribue fort peu aux coûts externes (environnementaux et autres) qu’il occasionne. L’usager du transport public, qui selon les jours se pense vertueux ou malchanceux, ne débourse quant à lui globalement qu’un quart à un tiers du coût de production de son déplacement. Pour les travailleurs, en voiture comme en transport en commun, le coût monétaire de leur mobilité sera même proche de zéro quand celle-ci est prise en charge par leur employeur, ce qui est de plus en plus courant.

Il n’est point besoin d’avoir lu et assimilé les œuvres complètes d’Adam Smith et de David Ricardo pour savoir que la demande d’un bien ou d’un service est décroissante par rapport à son prix. Et qu’un prix mal adapté sera la cause d’une mauvaise allocation des ressources. Le transport n’échappe pas à ces règles. Certes, à court et moyen terme, sa demande est assez inélastique, donc fort peu influencée par son prix. Par contre, à long terme, les déplacements à prix cassé, font sentir leurs effets non désirés. Ces prix anormalement faibles “excitent” la demande de mobilité et provoquent des choix de localisation (résidence, travail, etc.) collectivement irrationnels et onéreux. Et sur lesquels, en outre, il est difficile de revenir, surtout dans un pays comme le nôtre où une fois qu’on a trouvé son emploi et acheté son habitation on répugne à en changer.

Dans le domaine de l’aménagement du territoire, on a également assisté, au cours des dernières décennies, à une déresponsabilisation par les prix. Celui qui décide de construire une maison, un centre commercial, une usine, une université, un centre hospitalier, etc., à l’écart de la ville supporte rarement tous les coûts que sa décision va occasionner. Les coûts de la périurbanisation et de la désurbanisation sont élevés et rarement réglés par ceux qui en profitent. Et à cet égard, la schizophrénie est généralisée. Ainsi, par exemple, ce sont souvent les mêmes qui, les jours pairs, soutiennent les projets d’urbanisation des périphéries au profit de lotissements résidentiels, de centres commerciaux, d’équipements collectifs ou de parcs industriels et qui, les jours impairs, se lamentent en observant le dépérissement des centres et le cortège de misères qui l’accompagne. Et qui tous les matins pestent contre les embouteillages, les difficultés et le coût du parking ou contre l’insuffisance de transports publics.

TransportOn enseigne à nos étudiants que les politiques d’aménagement du territoire et de mobilité doivent être intégrées. Dans la pratique, elles le sont trop peu souvent, du moins dans notre pays, en raison de la multiplication des niveaux de pouvoir et des centres de décision, que les alternances (et désormais les asymétries) politiques viennent encore compliquer. Ces politiques se rejoignent cependant et malheureusement sur un point, celui de minorer les coûts individuels. Elles sont la cause de décisions personnelles qui pèsent en définitive sur chacun et dont personne ne veut honorer la facture. La myopie des générations passées et actuelles privilégiant la satisfaction de leurs désirs immédiats au détriment des générations futures est patente. À côté de la dette publique, de la dette des pensions et de la dette environnementale, la dette cachée de nos choix en termes de déplacements et de localisations apparaît lentement au grand jour...



Pr Henry-Jean Gathon
HEC Liège-École de gestion de l’ULg, économie générale et gestion publique

Illustration : Catherine Woyaffe - 3e pub - ACA-Sup Liège
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