Mai 2016 /254
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Jérôme Jamin

L’extrême droite en Europe

Vieilles fringues ou nouveaux habits ? L’ouvrage L’extrême droite en Europe* publié sous la direction de Jérôme Jamin, chargé de cours au département de science politique et directeur du centre d’études Démocratie, jette un regard approfondi sur cette question d’une actualité brûlante. Une trentaine de contributeurs, tant étrangers que belges, y offrent un portrait à la fois complexe et diversifié d’un phénomène global en pleine mutation. Et qui n’est pas sans interpeller nos démocraties.

Le 15e jour du mois : Quelle distinction faites-vous entre la notion historique d’extrême droite et celle de populisme ou national-populisme qui a la faveur des médias aujourd’hui ?

JaminJeromeJérôme Jamin : La notion d’extrême droite a une histoire dans la littérature, et plusieurs contributions dans cet ouvrage “resserrent” sa signification autour de quelques éléments forts, quitte à constater que le populisme n’est pas systématiquement – loin s’en faut – synonyme d’extrême droite ! Le populisme n’est pas une idéologie ; il se greffe sur des idéologies (de droite, de gauche, nationaliste, etc.) et il peut bien sûr épouser celle d’extrême droite. Quant au national-populisme, il renvoie au populisme qui se greffe sur le nationalisme.

Par ailleurs, il ne suffit pas de s’opposer violemment à l’immigration ou aux réfugiés pour rejoindre ipso facto la famille idéologique d’extrême droite comme en témoignent les différences majeures entre des partis anti-immigration dans les pays scandinaves et, par exemple, l’extrême droite hongroise. La notion d’extrême droite a une histoire. De nombreux partis ont été nommés par le passé de cette manière en Europe, et il est possible d’identifier chez eux un noyau doctrinal cohérent. On y reconnaît une vision du monde spécifique, un monde qui implique un rapport très particulier à la notion d’égalité et à l’idée de frontière, et, bien entendu, des hommes et des femmes, des discours, des lois et des actes qui prolongent les fondamentaux qui précèdent, chacun à leur façon, dans la vie quotidienne.

Le 15e jour : Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’extrême- droite est couverte d’opprobre dans nos démocraties. Est-ce encore tout à fait le cas aujourd’hui ?

J.J. : De nos jours, la notion d’extrême droite reste encore foncièrement péjorative, s’apparentant à une injure, et rares sont ceux qui s’en réclament ouvertement. Cela n’est pas anodin. L’appellation a une influence déterminante sur la vie politique : elle joue sur la constitution des coalitions (faut-il faire une alliance avec l’extrême droite ?), influence la possibilité de déposer une liste électorale, a un impact sur l’opportunité de se porter candidat, etc. En d’autres termes, le travail savant sur ce qui relève de l’extrême droite participe – dans le domaine politique – à l’exclusion frontale ou passive de certains élus ou de certaines listes jugées trop proches de l’extrême droite. En France, la littérature savante sur le Front national et son marquage à l’extrême droite pèse énormément sur les rapports de la classe politique au FN, notamment au niveau de la formation des coalitions et des consignes de vote lors de ballotages où la formation lepeniste est en mesure de l’emporter sans report de voix de “partis traditionnels” à “partis traditionnels”.

Avec le temps, la charge foncièrement négative que comporte la notion d’extrême droite a poussé les membres du monde académique et certains acteurs politiques à davantage de prudence. Les premiers ont compris qu’il était inexact et parfois injuste d’enfermer tous les discours contre l’immigration, contre les réfugiés, contre l’Europe ou contre l’islam dans la catégorie “extrême droite”, ce qui explique le succès des concepts de “droite radicale” ou de “partis xénophobes”. Les seconds – les acteurs qui font l’objet d’une suspicion – ont bien compris que leur survie politique et électorale dépendait de leur capacité à s’écarter des modèles historiquement marqués à l’extrême droite.

Le 15e jour : Le livre comporte un grand nombre de contributeurs, belges mais aussi de plusieurs pays européens : cela voudrait-il dire que l’extrême droite progresse partout en Europe ?

J.J. : Si on pense l’extrême droite au sens large, oui ! C’est pour cela que, dans ce livre, on s’est intéressé aux multiples individus, groupes, partis et médias qui entretiennent un discours raciste, s’opposent à l’immigration, critiquent violemment la religion musulmane ou s’en prennent à des minorités ethniques sans relever pour autant de formations politiques clairement identifiées à l’extrême droite. Un tel ensemble, tout disparate qu’il soit, navigue dans une zone grise qui semble parfois compatible avec le jeu démocratique, même si les idées et les propos, les hommes et les femmes, les angoisses et les peurs, les projets et les alliances qu’il regroupe rappellent le “fonds de commerce” de l’extrême droite.

Cette zone grise rassemble aussi des mouvements, des blogs, des réseaux sociaux qui rejettent toute initiative politique et électorale au profit d’une bataille pour les idées à l’instar, notamment, de Gates of Vienna et de la vaste blogosphère islamophobe ayant inspiré, en particulier, Anders Breivik. Une zone où l’on trouve des partis politiques habiles, capables de redéfinir la lutte contre l’immigration dans le cadre d’un discours se voulant laïque, républicain, démocratique, hostile aux religions. Un espace, enfin, où parfois la défense de l’État d’Israël se substitue à la haine du juif (marque historique de l’extrême droite) et où la défense de l’homosexuel passe par la haine du musulman considéré comme “machiste et sexiste”. C’est dire combien les catégories censées séparer les partis traditionnels de l’extrême droite ne fonctionnent plus aussi bien qu’avant.

Le 15e jour : Plusieurs parties structurent votre ouvrage. Pourriez-vous en préciser l’architecture ?

J.J. : L’ouvrage, qui s’intéresse à l’extrême droite en Europe et à tout ce qui se trouve dans la zone grise que je viens d’évoquer, se compose de cinq parties, lesquelles reprennent une trentaine de contributions et d’auteurs. Si la première offre des outils pour mettre un contenu stable derrière les notions de droite radicale, d’extrême droite et de populisme et si la deuxième propose un tour d’Europe, pays par pays, pour saisir la grande diversité des manifestations contemporaines de ces formations politiques, la troisième partie porte essentiellement sur les acteurs et la scène internationale de celles-ci, tout en ne faisant pas l’impasse sur l’islam qui incarne actuellement pour l’extrême droite une nouvelle menace structurante (affaiblissement du monde chrétien), menace se substituant à une autre plus ancienne : le déclin et la disparition de la “race blanche”. Les deux dernières parties, quant à elles, se focalisent sur des thématiques bien précises : d’abord, le rôle central joué par les nouveaux médias (blogs et autres réseaux sociaux permettant de faire connaître dans l’espace public des idées jadis condamnées à l’intimité de revues rarement accessibles en dehors de quelques librairies spécialisées) ; puis, l’influence exercée par une ancienne et toujours vivante théorie du complot : celle du judéo-maçonnisme.


* Jérôme Jamin (dir.), L’extrême droite en Europe, Bruylant, Bruxelles, mai 2016.

Propos recueillis par Henri Deleersnijder
Photos : J.-L. Wertz
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