Juin 2016 /255

L’art funéraire chez les Babembe

Reflet d’une histoire mouvementée

Le 22 mars dernier décédait le Pr émérite Pol-Pierre Gossiaux (anthropologie). Depuis 1969 et sa nomination comme professeur à l’université de Bujumbura (Burundi), il s’était penché tout particulièrement sur l’art des Babembe du Sud-Kivu jusqu’à en faire son champ privilégié de recherches. Babembe. L’art funéraire est un ouvrage majeur*.

Babembe03Babembe est d’abord le résultat d’une grande pugnacité et d’une égale persévérance de la part du Pr Gossiaux dans ses enquêtes de terrain menées au sein de la communauté Bembe ou Babembe depuis 1969. « Pol-Pierre Gossiaux est allé très loin dans sa recherche. Il a franchi les barrières que les ethnographes rencontrent habituellement auprès des populations », salue Viviane Baeke, anthropologue et attachée au service patrimoines du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, et dont la postface à l’ouvrage Babembe est un vibrant hommage au travail accompli par son auteur. Ce dernier reconnaît d’ailleurs dans les éléments autobiographiques qui font office d’introduction à l’ouvrage qu’il lui aura fallu “près de quarante ans pour connaître “tous” les secrets et les mystères du Bwamè”, c’est-à-dire de la société secrète la plus influente en territoire Ubembe, la région de l’Est, bordant le lac Tanganyika.

MORT ET RÉINCARNATION

Pour y parvenir, il lui aura été demandé par exemple de devenir Bembe lui-même en étant adopté par un Homme-Léopard (le grade le plus élevé de l’association initiatique Bwamè) afin de rentrer dans la filiation Bembe et de devenir un membre à part entière de cette communauté. L’adoption d’un homme adulte par un autre homme adulte était un droit acquis dans toute la région. Cependant, lorsque le père adoptif était Homme-Léopard, l’acte d’adoption s’accompagnait d’un engagement de la part de l’adopté à “tuer le père” au moment où celui-ci entrait en agonie. Que le lecteur se rassure, Pol-Pierre Gossiaux n’aura pas eu à se livrer à de telles extrémités…

Babembe01En effet, et aussi étrange que cela puisse paraître dans nos sociétés imprégnées de tradition chrétienne, la mort naturelle n’existe pas chez les Bembe comme chez la plupart des peuples africains. Ce qui fait que lorsque la Grande Faucheuse se manifeste sans intervention humaine, on recherche aussitôt le ou les responsables, souvent accusé (s) de sorcellerie. L’Homme-Léopard, du fait de son statut d’initié suprême, se devait lui d’être exécuté en théorie par son fils aîné sous peine de se réincarner après sa mort en vrai léopard furieux ou en crapaud vénéneux pour l’éternité. Alors qu’en Occident le respect de la vie se traduit par le refus d’y attenter, chez les Bembe ce respect passait donc plutôt par une forme d’euthanasie obligatoire. Cela concernait aussi les enfants difformes ou nés avec une malformation quelconque. Ils étaient achevés et la peur était répandue qu’ils se réincarnent pour venir attaquer l’un de leurs parents et lui voler son identité. Cette crainte s’exprime artistiquement chez les Babembe par des statues à la gestuelle particulière représentant le mort-né ou le mort que l’on pense réincarné avec la main sur la poitrine, poing fermé en signe de méfiance. Ces effigies étaient très honorées afin de signifier au défunt qu’il ne devait pas revenir hanter les siens et en prendre possession.

Au-delà de l’expérience de terrain vécue par le Pr Gossiaux, l’apport principal de son ouvrage réside dans la résolution de « l’énigme des deux courants stylistiques différents qui existent dans l’art chez les Babembe et sur laquelle tout le monde se posait des questions », estime Viviane Baeke. Plus précisément, il s’agissait de savoir comment et pourquoi « les Bembe avaient adopté des Buyu ou des Zoba/Sanze un art funéraire qu’ils ignoraient auparavant et qui reposait sur les ancêtres comme instrument politique personnalisé et légitimation du pouvoir ». La réponse de Pol-Pierre Gossiaux est le fruit de l’étude des vastes mouvements de populations ayant eu cours dans la région entre la fin du XVIIe et la moitié du XIXe siècles. Ceux-ci ont été marqués en particulier par les affrontements entre différents peuples voisins, chacun revendiquant sa terre au nom du droit du premier occupant. Or, pour ce faire, les groupes buyu et sanze/zoba utilisaient les statues de leurs ancêtres, soit pour asseoir leur autorité sur un territoire donné en prétendant descendre des premiers occupants, soit pour permettre la pérennité de leur mainmise sur cette terre en offrant au travers des effigies de leurs ancêtres la légitimité du pouvoir à leurs descendants. En les voyant si efficaces, on comprend pourquoi les Bembe ont souhaité retirer les mêmes avantages des effigies de leurs ancêtres qui n’intervenaient jusqu’alors que comme « aidants thérapeutiques ». D’où l’apparition de ces imposantes figures sculptées par des artistes de tous horizons ethniques et géographiques. Nous sommes par conséquent bien loin d’une des hypothèses échafaudées dans les années 80 par un autre anthropologue, Daniel Biebuyck, pour qui les Bembe auraient été précédés d’un peuple de chasseurs à l’origine de cette statuaire d’ancêtres, peuple qui aurait ensuite tout bonnement disparu !

Babembe02HÉRITAGE

Pol-Pierre Gossiaux en « humaniste » et « ardent défenseur de la culture Bembe », selon Viviane Baeke, a su éviter les fausses pistes comme il a su dépasser les préjugés et la superficialité avec laquelle ces questions avaient été traitées durant l’ère coloniale et même après. Voilà pourquoi on espère que cet éminent spécialiste a laissé les notes et archives complémentaires qui permettront de publier le deuxième tome du présent ouvrage. L’auteur avait prévu de centrer cette suite sur les importantes associations initiatiques de la région, à savoir le Bwamè ou encore l’Alunga.


* Il s’agit du premier volume d’une étude consacrée à l’anthropologie de l’art des Babembe du Sud-Kivu (éditions Anthroposys, Liège, février 2016).

Ariane Luppens
Photos : Joëlle Verlaine
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