Septembre 2016 /256
Question de pédagogieS'amuser, c'est très sérieux
Les “Serious Games” s’invitent de plus en plus dans les universités. Modestes et rudimentaires au départ, ils s’orientent rapidement vers une sophistication assumée. Enseignants (et étudiants) motivés, attention ! Les “jeux sérieux” sont comme le rire : contagieux... Partir en mission spatiale, ça vous tente ? Alors, en voiture, Simone ! Attention, il ne s’agit pas de débouler en orbite autour de Mars comme un touriste égaré. Il vous faut, d’abord, calculer l’itinéraire le moins énergivore, évaluer les budgets, prévoir l’équipement scientifique embarqué, etc. Et, surtout, ramener un maximum d’informations scientifiques utiles pour la collectivité, qui paie votre périple. Un équilibrage délicat. Les étoiles et les planètes vous laissent de marbre ? Sans importance... Il vous est aussi proposé, du moins à certains étudiants de l’ULg, d’assurer l’approvisionnement en eau de huit villages africains appartenant au même bassin hydrographique. Un véritable casse-tête, chaque site ayant des impératifs différents. Les étudiants peuvent aussi, selon leur cursus, (re)potasser leur nomenclature de chimie en s’amusant, simuler une réunion d’équipe décisive en grande entreprise, ou encore accorder – ou non – un certificat pour l’exportation de bananes indemnes de virus. Gare aux erreurs ! EFFICACITÉ AVÉRÉECe genre de mise en situation, ludique mais pas forcément dénuée de stress, est typique des Serious Games (SG). Caractéristique principale de ceux-ci : « Plonger les participants (ndlr : souvent en groupe) dans un état de flow », annonce Catherine Colaux, coordinatrice pédagogique à Gembloux Agro-Bio Tech. Comprenez : une concentration intense, une véritable immersion dans une activité suscitant – sinon le plaisir – au moins une certaine forme d’excitation, en réponse à un défi. « Presque une forme de dépendance », ajoute celle qui s’occupe de l’encadrement des premières années sur le site gembloutois. Les Serious Games nous viennent du monde anglo-saxon, particulièrement des États-Unis, où les entreprises les pratiquent depuis la fin des années 1980. Les grandes boîtes européennes s’y sont mises par la suite, particulièrement pour la formation et la réorientation de leur personnel. L’incursion des SG dans les auditoires, en Belgique, remonte à quelques années. Moment clé dans cette – très lente – pénétration des campus : les conclusions d’une étude de l’université d’Utrecht (Pays-Bas) publiées en avril 2012, selon lesquelles ces jeux s’avèrent efficaces pour, entre autres, stimuler la mémoire à long terme et motiver ou remotiver les étudiants. Et les enseignants ? À l’heure actuelle, les SG sont plutôt cantonnés dans les Facultés orientées “commerce”, “économie” ou “environnement”. Mais leur extension aux sciences dures est en cours. « Il y avait une certaine réticence à faire entrer des SG dans les universités, reconnaît Catherine Colaux. Mais je ne doute pas qu’ils vont, dans un avenir proche, renforcer la gamme des outils pédagogiques. » Avec un minimum de recul, on peut se dire que les SG n’ont rien inventé. Après tout, « apprendre en s’amusant est une manière parmi d’autres de pratiquer la pédagogie active », souligne Dominique Verpoorten, chargé de cours à l’Institut de formation et de recherche en enseignement supérieur (Ifres). C’est, en somme, ce que la plupart d’entre nous avons fait en maternelles et, parfois, en primaires. Mais voilà, au fil du cursus scolaire traditionnel, la participation et l’échange ont tendance à s’étioler au profit d’un enseignement plus “frontal”, plus passif. Quant à l’association apprentissage/plaisir, elle suscite encore des grincements de dents dans l’enseignement supérieur. À tel point que certains jeunes enseignants ou assistants, pourtant très actifs dans l’élaboration d’un Serious Game pour animer leurs cours ou travaux pratiques, préfèrent le vocable de Learning Games… TRAVAIL D’ÉQUIPEPas besoin, en tout cas, d’être un as de l’informatique pour mettre au point son SG. Sarah Garré, agronome à Gembloux, s’est munie de ciseaux, tubes de colle et crayons de couleur pour la première version de son jeu destiné à ses étudiants de master. Yaël Nazé, astrophysicienne à Liège, n’a pas hésité à se présenter, dès 2006 (!), devant ses étudiants de premier master – quelque peu éberlués – avec des cartes spatiales tracées sur du bon vieux papier. Très vite, pourtant, le besoin de sophistication s’est fait sentir. Après tout, les SG sont le fruit de leur époque : les étudiants d’aujourd’hui ont été biberonnés au lait informatique et aux réseaux sociaux ; ils appartiennent à la “Génération C” : collaboration, communication, créativité. « Pour mon jeu sur les missions spatiales, je me suis inspirée du “Mars Bound” mis au point par la Nasa en 1996, explique Yaël Nazé. Mais, pour l’alimenter avec des chiffres plus réalistes, j’ai dû faire appel au Centre national d’études spatiales (Cnes) et à l’Agence spatiale européenne. » De petites améliorations en menues retouches, la version digitale de son outil – compatible avec PC, tablette et smartphone – sera disponible à l’automne. Au prix, il est vrai, d’un énorme travail de graphisme et de programmation informatique de ses collègues. UN OUTIL PARMI D’AUTRESTous les professeurs qui se sont jetés à l’eau, mais aussi les spécialistes de la pédagogie active (à l’Ifres notamment), en conviennent : les SG ne constituent pas une panacée. Si leur conception est souvent chronophage et exige un travail d’équipe dès l’objectif de la digitalisation, leur place dans l’enseignement reste modeste. En temps d’utilisation, d’abord : beaucoup de SG ne se pratiquent que quelques heures, parfois simplement pour “hameçonner” l’étudiant en début de quadrimestre. En argent, ensuite : les Facultés ne peuvent s’offrir le luxe de mettre au point des SG à la façon du privé (30 à 40 000 euros l’unité !). En outre, dès qu’un jeu donne lieu à des gratifications pour l’étudiant, fictives ou bien réelles (c’est-à-dire comptant dans son évaluation), sa conception nécessite une grande rigueur. Et de l’équité. « Vidéo ou simple “gamification”, le Serious Game ne remplace pas les méthodes traditionnelles d’enseignement, estime Dominique Verpoorten. Mais il constitue une méthode supplémentaire dans la gamme des apprentissages. »
Philippe Lamotte
Photo : Yaël Nazé Sur le m�me sujet :
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