Octobre 2016 /257

Le port de vêtements et symboles religieux sur les lieux de travail

Carte blanche à Fabienne Kéfer

Il y a quelque temps, une entreprise de la région d’Anvers est entrée en conflit avec une de ses travailleuses, réceptionniste, qui, après une occupation de trois ans sans être voilée, avait décidé de porter désormais un hijab au travail en dépit de l’interdiction, faite par l’employeur, d’arborer sur le lieu de travail des signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses. Le licenciement qui s’en est suivi n’a pas été jugé discriminatoire par la cour du travail : tous les travailleurs ont été soumis à la même règle ; l’employeur ne s’est pas montré plus tolérant à l’égard de salariés d’une religion ou d’une conviction particulière. La polémique a été portée devant la Cour de justice de l’Union européenne, qui devra prochainement décider si un tel règlement d’entreprise est compatible avec le droit européen anti-discrimination.

Depuis une dizaine d’années, des conflits de ce genre surgissent régulièrement dans des termes plus ou moins similaires. Pourquoi ? Pendant longtemps, le droit et les habitudes religieuses s’accordaient largement. Des traces visibles peuvent être observées notamment dans la règlementation des jours de repos (dimanche et jours fériés). Cette harmonie s’est estompée au fil du temps, à la fois en raison d’une régression importante de la pratique de la religion catholique romaine, de l’émergence de mouvements religieux récents et de l’immigration de travailleurs de confession musulmane. Cette hétérogénéité fait naître des questions nouvelles.

Que répond le droit aujourd’hui ?

La liberté de religion est l’une des assises d’une société démocratique. Elle est essentielle pour les croyants mais aussi pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents*. À ce titre, elle est consacrée par notre Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme, notamment. En outre, une loi du 10 mai 2007 transposant une directive européenne interdit les discriminations fondées sur les convictions religieuses ou philosophiques. Mais d’un autre côté, la pratique religieuse en public peut léser les droits d’autrui. Elle peut dès lors subir des restrictions en vue d’une conciliation des intérêts en présence. Comme dans bon nombre de pays européens, il n’existe pas en Belgique de texte légal réglementant le port de vêtements et symboles religieux dans les entreprises. C’est donc la jurisprudence qui est conduite à tracer les limites des droits des uns et des autres.

Les possibilités de restriction varient selon le contexte. Elles peuvent être plus sévères à l’égard des fonctionnaires, parce qu’ils reflètent la neutralité des services publics ; l’interdiction des symboles religieux est donc facilement admise par les juges lorsqu’elle concerne les enseignants des écoles officielles ou le personnel administratif d’un service public. Les choses sont plus nuancées lorsqu’il s’agit d’entreprises du secteur privé. Des codes vestimentaires sont inspirés par des motifs variés : l’hygiène, en particulier en milieu hospitalier, la fonction du travailleur, les droits des autres membres du personnel et des clients, qui doivent être mis à l’abri d’un prosélytisme abusif ou protégés plus spécialement en raison d’une certaine fragilité, un intérêt de l’employeur pour l’égalité des genres, le souci de la paix sociale, etc.

L’intérêt commercial de l’employeur est souvent mis en avant. Une politique de neutralité décidée dans le but d’afficher une certaine image de marque peut constituer une justification admissible mais ne l’emporte pas nécessairement sur la liberté de religion du personnel ; il faut notamment qu’elle soit justifiée par des motifs raisonnables reposant sur des arguments solides. Une politique de neutralité raisonnable clairement annoncée dans l’entreprise avant la naissance du conflit, par exemple par son inscription au règlement de travail, pourra souvent justifier, dans la jurisprudence belge, le licenciement d’une travailleuse refusant de travailler sans voile. À l’inverse, si sa politique est floue, l’employeur prouvera difficilement que son interdiction est dépouillée de toute intention d’empêcher l’exercice de la liberté religieuse. Il est essentiel par ailleurs que le désir de neutralité soit sincère et ne soit pas artificiellement invoqué pour maquiller l’intolérance à l’égard de certaines religions.

KeferFabienneAujourd’hui, la Cour de justice de l’Union européenne est saisie pour arbitrer le conflit anversois. Elle devra en même temps trancher un second litige, français celui-ci. Il concerne une travailleuse, ingénieur d’études, licenciée parce qu’elle refusait de travailler non voilée dans les locaux d’un client; ce client manifestait un tel souhait en raison de la gêne ressentie par certains de ses collaborateurs.

Les décisions à prendre par la Cour de justice sont attendues pour la fin de l’année. Diversité et intégration sont au cœur de la polémique. La Cour devra décider comment concilier deux droits jugés fondamentaux par diverses normes européennes : d’une part, la liberté d’entreprendre, qui donne à l’entreprise le droit de se choisir une image de marque, que ce soit pour maximiser son profit ou pour une autre raison ; d’autre part, l’égalité religieuse, le droit de ne pas être discriminé parce que l’on adhère à une religion et qu’on la pratique publiquement.

Fabienne Kéfer
professeur de droit du travail à la faculté de Droit, de Science politique et de Criminologie de l’ULg

* Cour eur. d. h., Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993.

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