Février 2017 /261

Sans contrepartie apparente

La notion de gratuité est ambiguë : dans la réalité, il y a toujours un coût à assumer. L’usage de la voie publique est gratuit pour chacun parce qu’elle est prise en charge par la collectivité, l’aide humanitaire assurée par des bénévoles nécessite des moyens financiers, etc. L’enseignement supérieur est également concerné par ce paradoxe. Regards croisés d’Isabelle Halleux, directrice de l’administration recherche et développement (ARD), et de Chris Paulis, anthropologue au département des arts et sciences de la communication.

Le 15e jour du mois : Pourquoi parler de la notion de gratuité à l’ULg ?

HalleuxIabelleIsabelle Halleux : Parmi les valeurs que défend l’ULg, l’accessibilité financière des cursus et des formations me paraît fondamentale. L’ARD propose depuis quelques années maintenant des formations dites “transversales” à l’intention des chercheurs. Notre objectif est de renforcer leurs compétences – autres que disciplinaires – pour leur insertion dans la vie active car 90% des docteurs diplômés sont engagés en dehors des institutions universitaires. Mieux défendre leur titre dans le monde de l’entreprise est dès lors l’objectif de ces formations qui sont totalement gratuites.
Dans les faits, plusieurs professeurs et experts de notre Institution (et d’ailleurs) consacrent quelques heures de séminaires aux futurs docteurs. Hélas, on note beaucoup de désistements lors des séances, sans justification, sans excuse. Les experts se retrouvent trop souvent en péril dans leur dispositif pédagogique, ce qui décourage même les plus convaincus du bien-fondé de la formule accessible gratuitement. À terme, je pense que cela met en danger le système. Faudra-t-il comme à l’université de Leiden faire payer une amende aux absents ?

Le 15e jour : Ces formations transversales ont donc un coût spécifique ?

I.H. : Evidemment ! Alors que les formations de 3e cycle ne sont pas comptabilisées dans la charge des professeurs, ils y investissent de l’énergie; du personnel de l’ARD se consacre à l’organisation ; les bâtiments sont chauffés, éclairés, etc. Par ailleurs, l’ULg accueille les formateurs d’autres institutions, rembourse les billets de train et, parfois, les nuits d’hôtel. Considérer que ces formations, gratuites pour les doctorants, sont sans coût est un leurre et, en définitive, se désister revient à “jeter l’argent par la fenêtre”…
Nous nous efforçons d’informer les chercheurs de la “chance” du gratuit. Parmi les inscrits, les plus assidus sont les doctorants internationaux qui veulent développer un maximum de compétences pendant leur séjour à l’ULg. Avec tous les professeurs volontaires, nous souhaitons continuer à offrir les formations afin que le prix ne soit jamais un obstacle, ni pour les individus, ni pour la collectivité qui, à terme, bénéficiera de l’expertise des docteurs avec thèse. Déconsidérer un enseignement gratuit pervertit notre système.

Le 15e jour du mois : Pourquoi le gratuit n’est-il pas pris au sérieux ?

PaulisChrisChris Paulis : Parce que, à notre époque, l’argent est associé à la valeur des choses et la valeur des choses est associée à l’argent ! Cette conception, qui nous vient tout droit des États-Unis où tout se paie et tout se vend, imprègne maintenant notre façon de penser. Quand une entreprise fabrique un produit, elle doit assumer le coût de réalisation : elle doit donc le vendre au client et faire des bénéfices. C’est la même chose dans le commerce de proximité. Mais aujourd’hui, on pense que si la viande est chère dans une boucherie X, c’est parce qu’elle est bonne. Cette manière de réfléchir, qui prétend être rationnelle, ne se base ni sur la réalité ni sur l’efficacité, mais sur le prix affiché, le profit réalisé ! La déduction est donc fausse.
Paradoxalement, la gratuité suscite l’appréhension. Regardez la réaction des clients devant une proposition de dégustations, gratuites, de nouveaux aliments : si certains curieux vont goûter, beaucoup d’autres se détournent des plateaux parce que, pour eux, si c’est donné c’est probablement très spécial ou à liquider.

Le 15e jour : Cette conception peut-elle concerner l’enseignement ?

Ch.P. : On assiste à une dérive : la gratuité intellectuelle est associée à la gratuité de l’objet, perdant ainsi de plus en plus de valeur. Aux États-Unis, par exemple, la majorité des gens pense que parce que les écoles privées sont chères, elles dispensent un enseignement de qualité.
Or l’enseignement n’est pas un produit. L’apprentissage et la transmission du savoir sont des actes non chiffrables pour les individus et les sociétés. On rétribue le travail des professeurs, mais on ne paie pas la substance “cours”. Le parallélisme avec la sphère économique est erroné. Dans d’autres pays comme le Canada ou la Finlande, les professeurs dispensent leur programme de cours, auquel sont souvent ajoutés des cours gratuits, ouverts à tout le monde. La gratuité des formations, c’est l’accessibilité de tous au savoir et à la connaissance. Cela ne remet pas en cause leur qualité.


Propos recueillis par Patricia Janssens
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