Mars 2017 /262

Les mythes grecs en scène

Carte blanche à Vinciane Pirenne-Delforge

Nous sommes à Thèbes, une cité de Grèce centrale qui sera plus tard la patrie d’Œdipe. Au temps du roi Penthée, la cité voit arriver un prêtre étranger, suivi d’une troupe de femmes exotiques. Le prêtre porte la livrée du dieu Dionysos, né d’une princesse thébaine et du roi des dieux, Zeus en personne. Le dieu réclame que cette cité qui l’a vu naître lui rende un culte. Mais le roi et les habitants résistent, refusant d’accueillir cette troupe aussi étrange qu’étrangère, et le dieu qu’elle proclame. La revanche de Dionysos sera d’une violence inouïe – car c’est lui qui se cache sous les traits du prêtre à la beauté troublante. L’esprit égaré par la folie divine, les respectables mères de famille thébaines s’en vont courir les montagnes à l’entour de la ville, dépeçant à mains nues des animaux sauvages. Et, dans le temps du mythe, ce dépeçage prend un tour monstrueux. L’une de ces bacchantes échevelées n’est autre qu’Agavè, la mère du roi Penthée, lequel s’est caché pour espionner les femmes égarées. Persuadée qu’il s’agit d’un animal, Agavè se saisit de lui et le dépèce. Brandissant la tête de son fils comme un trophée, elle revient dans la cité où la folie se dissipe pour laisser place à l’horreur. Le roi est mort, lui qui refusait d’entendre les sages paroles de son grand-père, Cadmos, l’exhortant à ouvrir la cité et à faire une place à cet “autre”, différent et pourtant familier. Le corps supplicié du roi inscrit la monstruosité et l’inhumanité au cœur même de la communauté qui avait fermé ses portes. Au terme de ce parcours, Dionysos sera honoré à Thèbes. Quant à la Grèce de l’histoire, dont Thèbes fait aussi partie, elle a connu nombre de rituels dionysiaques qui mettaient en scène d’honorables citoyennes rendant hommage au dieu à la marge du territoire de leur cité, pour réintégrer ensuite le quotidien de leur foyer. Une manière, rituelle cette fois, d’affirmer que l’équilibre des cités impose d’intégrer autant l’étrange que l’étranger.

Le récit de Penthée face à Dionysos fait partie de ce que nous appelons “la mythologie grecque”, un ensemble de narrations parlant de dieux et de héros, que la tradition érudite occidentale, désormais chrétienne, a recueillies sur les cendres de la religion qui les avait vus naître. Les dieux grecs sont morts depuis longtemps, mais leur image continue de peupler nos musées et les récits qui les mettent en scène ont encore des choses à nous dire. Certes, le Dionysos qui fait mourir Penthée a perdu de sa complexité en quittant la vie des cités antiques pour les dictionnaires de mythologie. Toutefois, le récit de la peur de l’autre qui fait surgir l’horreur possède d’incontestables résonances en ce début de xxie siècle.

Or, en ce mois de mars 2017, le Théâtre de Liège programme les monologues vibrants du poète grec contemporain Yannis Ritsos, respectivement intitulés Ismène, Phèdre et Ajax. Revêtant le masque de ces héros tragiques de la Grèce classique, l’auteur jette une lumière crue sur notre humanité et les paroles qu’il attribue à ces figures surgies du passé se conjuguent au présent. Ismène, Phèdre ou Ajax font incontestablement partie du patrimoine de la Grèce moderne où l’Antiquité reste vivante jusque dans les noms de baptême des enfants. En revanche, pour un adolescent de ce côté-ci de l’Europe, Ajax évoquera plus sûrement le nom d’un club de foot ou celui d’un détergent.

C’est précisément pour contrer la perte de ces traditions que Luc Ferry a lancé ces derniers mois une série d’albums de bande dessinée sur la mythologie grecque intitulée La sagesse des mythes. Ce projet éditorial atteste, d’une tout autre manière que le spectacle théâtral fondé sur les vers de Ritsos, l’actualité de ce matériau millénaire. Et si je juxtapose ainsi ma propre transcription de l’histoire de Penthée, les œuvres d’un poète grec contemporain marqué à gauche, et les bandes dessinées conçues par un intellectuel français marqué à droite, c’est parce qu’il s’agit d’autant d’exemples des lectures diversifiées que peuvent susciter les mythes et des diverses attentes qu’ils sont amenés à rencontrer.

Dans une interview sur son projet, Ferry parlait de la volonté de transmettre une “sagesse” dans sa prétendue “simplicité originelle”. Or, rien n’est “simple” dans les mythes grecs et aucune version n’est plus “originelle” qu’une autre. C’est précisément la plasticité de ce matériau narratif qui en a fait la force pendant des siècles. Mais les contextes sont à chaque fois différents. Et la lecture du philosophe français n’est pas moins culturellement marquée que celle du poète grec. Quant à l’historienne qui écrit ces lignes, elle doit prendre en charge de tels décalages, non pour retrouver une “origine” qui permettrait de saisir une quelconque “vérité” de ces mythes, mais pour comprendre ce que leurs utilisateurs successifs en ont fait.

PirenneVincianneÀ chacun son métier. Et à tous le plaisir de raconter ou d’écouter ces récits vivants. Au Théâtre de Liège ou ailleurs.

Vinciane Pirenne-Delforge
directrice de recherche FNRS, département des sciences de l’antiquité

 

Théâtre de Liège

Ismène, Phèdre et Ajax de Yannis Ritsos, mise en scène Marianne Pousseur.

voir l’article sur www.culture.ulg.ac.be/Ritsos

* informations et réservations via le site www.theatredeliege.be

 

Photos : J.-L. Wertz
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