La Russie entre dans une de ces nouvelles périodes de transition qui ont jalonné son histoire. Au moins l'aborde-t-elle cette fois sans crainte excessive.
Après des décennies de paix et de prospérité, les Occidentaux ont du mal à comprendre combien la stabilité et la continuité sont des valeurs essentielles pour une population qui a connu en moins de 20 ans la chute d'une idéologie qui tenait lieu de ciment politique, social et économique, perdu trois fois ses économies, assisté au spectacle pathétique de ses dirigeants politiques et économiques courant le monde la sébile à la main. Les Russes n'ont aucune illusion sur la manière dont l'élection de Dmitri Medvedev a été assurée, mais ils savent qu'elle correspond au choix de la vaste majorité de la population. Ils trouvent que le changement de casaque de Vladimir Poutine relève d'une curieuse ingénierie politique mais espèrent que sa présence au gouvernement assurera une transition en douceur.
Ceci dit, dans un monde globalisé, l'avenir de la Russie ne concerne pas que les Russes. En Occident, nous avons eu droit à une débauche de spéculations, y compris, toute honte bue, par ceux qui nous avaient expliqué pendant quatre ans comment Poutine allait trouver un moyen d'accommoder la Constitution afin de briguer un troisième mandat successif. Or, on dispose de peu d'éléments factuels puisque la campagne électorale s'est réduite à une opération de relations publiques visant à mettre l'héritier présomptif en contact, sous l'œil des caméras, avec le plus de monde possible à travers tout le pays. Il faut donc se contenter de quelques déclarations dont nous n'avons aucune raison objective de douter.
Sans surprise, Medvedev s'est inscrit dans la continuité en annonçant qu'il voulait réaliser le "Plan de Poutine pour la Russie à l'an 2020" rendu public par le président en pleine campagne électorale. Son discours de Krasnoïarsk, devant l'équivalent russe de la FEB, est ce qui ressemble le plus à un programme électoral. Il y a défini quatre "directions de base" (les "quatre i" : institutions, infrastructures, innovation, investissement) et sept "tâches" (dépasser le nihilisme légal russe, réduire le poids de la bureaucratie, réduire celui de l'impôt, transformer le rouble en monnaie de réserve nationale, moderniser les transports et les infrastructures énergétiques, créer les conditions d'un programme d'innovation nationale, mener à bien un programme de développement social). Il a été très discret sur sa politique étrangère sinon pour réaffirmer la volonté de mener une diplomatie active, avec une attention particulière aux pays de la CEI, qui prenne en compte la complexité du monde globalisé. En matière économique, il a affiché sa préférence pour le secteur privé mais sans renoncer à un certain degré de contrôle étatique. Il veut par contre nommer des administrateurs indépendants pour y représenter l'Etat dans les monopoles étatiques. Ces déclarations lui ont valu une étiquette de "libéral"; mais il est un libéral russe, pas un produit de Wall Street.
Le succès de Medvedev et l'avenir de la Russie dépendront dans une large mesure du fonctionnement de ce duo sans précédent placé à la tête de l'Etat russe, où l'ancien président devient le premier ministre de l'homme qu'il a choisi pour lui succéder. C'est le thème de spéculations par excellence que Poutine et Medvedev, à tour de rôle, ont tenté de contrarier en affirmant que le pouvoir constitutionnel en Russie était et restait au Kremlin. Mais la coexistence exigera une capacité de reconversion extraordinaire de la part de l'ancien président, une capacité d'affirmation de soi en souplesse du nouveau et une grande dose d'humilité des deux hommes.
Pour Medvedev, il s'agit d'un périlleux exercice de funambule. Pendant la campagne électorale, son défi était de montrer suffisamment de proximité avec Poutine pour justifier le titre d'héritier tout en se distançant pour ne pas avoir l'air d'une marionnette. Le défi après l'élection sera de conforter les succès de la présidence de Poutine (bonne santé économique et financière, stabilité de la Fédération, retour sur la scène internationale) et de combler ses lacunes (lutte contre la corruption, diversification de l'économie, lutte contre les inégalités, réforme des forces armées).
Les Russes espèrent à la russe, avec une touche d'humour noir qui alimente les fameuses "anekdoty". La communauté internationale s'interroge. La conjonction de deux changements présidentiels quasi concomitants, à Moscou et à Washington, a suscité l'espoir d'une amélioration prochaine. Mais, plus que l'attitude du Kremlin, elle dépendra de la manière dont le président Bush va vouloir assurer sa legacy. On pense à l'Iran, au bouclier de défense antimissile en Europe centrale, à l'élargissement de l'Otan et à ce que chacun appelle la sécurité énergétique sans lui donner le même sens.
On peut attendre un ton différent, plus serein, de la part Medvedev, celui d'un juriste au lieu d'un soldat, du rejeton d'une famille d'intellectuels, d'une génération d'étudiants post-soviétique. Dans la mesure où il n'est pas poussé dans le dos par l'urgence d'une reprise en main comme Poutine le fut en 2000, et que, dans un sens, celui-ci a fait le "sale boulot", Medvedev peut se permettre de jeter du lest au niveau national et international.
Mais on ne lui pardonnerait pas de prendre des risques avec l'unité de la Fédération, la défense des intérêts nationaux et le statut de grande puissance, éléments qui resteront au cœur de sa politique comme ils l'auraient été chez n'importe quel autre président russe. C'est aussi pour cela qu'il a été élu.
Medvedev est une page blanche et il va commencer sa présidence sous l'œil scrutateur des néo-kremlinologues guettant le moindre signe de désaccord ou de rivalité. Le pire pour lui serait que l'Occident interprète tout geste d'ouverture comme un rejet de l'époque Poutine - ce qui l'obligerait à brider ses instincts et réduirait à néant les possibilités d'assouplissement créées par la bonne santé du pays.
En fait, les désaccords entre les deux hommes seraient plutôt un bon signe, pour peu qu'ils alimentent le débat, témoignant d'une pluralité au sommet de l'Etat. Mais, dans la mesure où Poutine a déclaré, pour rassurer sur les risques de conflits, qu'il n'y en aurait pas car les deux hommes ont organisé leurs relations, entre eux, hors de tout contrôle, on peut conclure que, sans être nécessairement antidémocratique, le système du pouvoir russe restera peu transparent.
Pour le reste, on peut conclure que la Russie va continuer sur un mode pragmatique, où le test ultime des dirigeants est la réussite et le risque majeur que, en cas de problèmes sociaux et économiques, le pays se déchire pour trouver un coupable.
Nina Bachkatov
chargé de cours adjoint sciences politiques
éditeur www.russia-eurasia.net