
Au cœur de l'actualité, la Chine suscite, une nouvelle fois, passions et controverses. L'Institut Confucius de l'ULg a choisi d'inviter une spécialiste de l'histoire de la Chine moderne et contemporaine, Marie-Claire Bergère, professeur émérite à l'Institut national des langues et civilisations orientales de Paris, laquelle donnera une conférence dans la salle académique le jeudi 22 mai sur le thème du capitalisme chinois.
Le 15e jour du mois : Depuis environ 25 ans, la Chine surprend les analystes occidentaux avec le "socialisme de marché" qui concilie, semble-t-il, système capitaliste et idéologie communiste.
Marie-Claire Bergère : Effectivement, on assiste aujourd'hui à une sorte de "grand écart" entre une idéologie politique communiste et un système économique capitaliste. Ce virage a eu lieu après la mort de Mao Zedong en 1976. Deng Xiaoping prend alors le pouvoir et se rend compte du décalage existant entre la société chinoise et les pays avancés d'Occident et d'Asie orientale, dont ses proches voisins le Japon, Hong Kong ou encore Taïwan. Dès 1980, il oriente sa politique dans le sens de l'ouverture et de la modernisation scientifique, économique et technologique. Dès lors, les dirigeants du pays vont favoriser la relance du commerce international, l'ouverture des ports au sud du pays; ils renoncent progressivement à l'économie de commande et décollectivisent l'exploitation agricole; ils rendent leur autonomie aux usines qui redeviennent responsables de leur gestion. On peut à nouveau parler de capitalisme chinois.
Le 15e jour : A nouveau ?
M-Cl.B. : Oui, parce que le capitalisme chinois existe depuis des siècles, même si son essor a été contrarié à plusieurs reprises. Du XVIe au XVIIIe siècle, la Chine a connu un développement économique comparable à celui de l'Europe mais, pour diverses raisons, elle resta à l'écart de la révolution industrielle du XIXe siècle. Lorsque, vers 1860-1870, les gouverneurs de provinces mesurèrent le retard technologique du pays, ils décidèrent de créér des entreprises modernes et d'en appeler pour les financer et les gérer à des entrepreneurs privés. C'est ainsi que l'on vit naître des entreprises mixtes qui contribuèrent à mettre en place certaines infrastructures comme le chemin de fer, le télégraphe, etc.
Le 15e jour : C'est le début du capitalisme privé ?
M-Cl.B. : Les initiatives s'intensifient. Au début du XXe siècle, à la veille de la révolution de 1911 qui renversa le régime impérial pour asseoir un régime républicain, les marchands chinois installés sur les côtes lancent de petites entreprises dans le textile, le tabac, l'alimentation, la confection. Mais ce premier essor est freiné par la faiblesse du pouvoir central qui ne réussit pas à créer un cadre juridique propice au développement des affaires et n'instaure par ailleurs aucune protection douanière. La dictature de Tchang Kaï-Chek, à partir de 1927, suscita à cet égard beaucoup d'espoir parmi la bourgeoisie qui comptait que l'État réprimerait les mouvements sociaux et installerait un cadre juridique favorable au marché. A sa grande déception, la dictature s'est plutôt opposée aux initiatives privées en créant et soutenant un secteur public et en s'intéressant davantage au développement des provinces de l'intérieur et des industries lourdes qu'à celui des villes côtières et des industries de consommation. Après la guerre contre le Japon (1937-1945), le capitalisme chinois tenta une timide réapparition sur les côtes, mais la guerre civile de 1949 ruina cet embryon de renaissance.
Le 15e jour : Comment les entrepreneurs réagirent-ils à l'arrivée de Mao Zedong ?
M-Cl.B. : Leur situation se dégrada progressivement. Au début, le régime communiste coopéra avec eux mais, dès 1956, il procéda à des nationalisations et à des expropriations : la direction des usines revint aux cadres du Parti. La plupart des entrepreneurs se réfugièrent alors à Taïwan, à Hong Kong ou aux Amériques, tandis que certains restèrent au pays et collaborèrent avec le nouveau régime en tant que "capitalistes nationaux". Pendant la Révolution culturelle (1966-1976), cependant, leur vie devint très difficile.
Le 15e jour : Qu'en est-il aujourd'hui ?
M-Cl.B. : Le principe de réalité s'est imposé depuis les années 80. Pragmatiques, les Chinois ont décidé de développer un "socialisme de marché" sans modifier en profondeur leur régime politique. En Chine, à l'heure actuelle, on admet la liberté de choix des consommateurs, mais non celle des citoyens. Si les résultats économiques sont spectaculaires (la Chine s'enorgueillit d'un taux de croissance que tous envient), les dégâts corollaires sont légion : la classe ouvrière est durement exploitée et l'environnement se dégrade dangereusement. L'objectif de rentabilité immédiate s'impose sans aucune considération pour la pollution de l'eau, de la Terre, de l'air, etc.
Le 15e jour : Pensez-vous que les entrepreneurs, accueillis maintenant au sein même du Parti, puissent constituer une source de changement démocratique ?
M-Cl.B. : Je reste sceptique. L'espoir que la liberté du commerce entraînera le développement de libertés civiques ne se vérifie pas en Chine, du moins pour le moment. Et l'idée (qui arrange bien nos entreprises) que notre contribution à l'essor économique de ce gigantesque État est aussi une contribution à la démocratisation du pays est un argument commode pour faire taire les consciences.
Le 15e jour : Le même argument est invoqué pour les Jeux olympiques...
M-Cl.B. : Exactement. A mon sens, une grave erreur a été commise lorsqu'on a attribué les Jeux aux Chinois et nous sommes maintenant pris à notre propre piège. Nous avons offert à la Chine une tribune extraordinaire dont elle va se servir abondamment. Or, s'il est vrai que l'ouverture du pays a bénéficié à plusieurs centaines de millions de personnes dont le pouvoir d'achat a considérablement augmenté et dont les libertés en tant que personnes privées ont été beaucoup étendues, le régime en place ne tolère toujours aucune opposition. Et si la presse est plus libre qu'auparavant, elle n'est toujours pas autorisée à critiquer - même de loin - les décisions du Parti. Tous les Chinois lui doivent allégeance, les entrepreneurs également qui ont bien conscience que leur réussite ne peut se faire contre ni même sans le Parti. Par ailleurs, des centaines de millions d'individus n'ont pas bénéficié de l'amélioration de la situation économique. Le boycott des JO atteindrait certes la classe politique chinoise, mais aussi l'ensemble de la population qui s'estimerait victime de cette décision. Et, de toute façon, je ne pense que pas que nos états d'âme aient une quelconque influence sur la venue de la démocratie en Chine.
Le 15e jour : La question des droits de l'homme est revenue sur le devant de la scène lors des soulèvements au Tibet.
M-Cl.B. : Pour la classe politique chinoise et la population dans son immense majorité, le Tibet appartient à la Chine. Il n'y a pas d'exception tibétaine. La Chine ne veut pas que subsiste, face à l'État chinois, une culture qui pourrait servir de base à une revendication d'autonomie, voire d'indépendance. Certes le Tibet jouit d'une autonomie de principe, mais celle-ci n'a jamais été effectivement appliquée. Les médias occidentaux cristallisent leur attention sur les Tibétains, mais bien d'autres minorités telles que les Mongols ou les Ouighours ont subi ou subissent une oppression analogue, sans compter une importante partie de la population chinoise elle-même. S'il n'est plus totalitaire, le régime actuel, ne nous leurrons pas, reste très autoritaire.
Photo © Li Yi
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