Mai 2008 /174
Mai 2008 /174

Mai 68 ?

Un épiphénomène

jacquemainmarc bilbaoFixer la signification définitive d'un moment historique est une tâche impossible : les événements qui suivent modifient à chaque fois le regard sur le moment initial.

Ainsi, lorsqu'on regarde le beau film 68 de Patrick Rothman, qui nous décrit l'année 68 dans le monde telle qu'elle apparaît en janvier 69, on a l'impression que ce fut la période de toutes les illusions perdues : les Américains sont toujours au Vietnam, les manifestants français n'ont pas réussi à "changer la vie" et les Tchèques qui avaient beaucoup cru en leur "printemps de Prague" subissent l'occupation des pays du Pacte de Varsovie. En janvier 69, cette lecture est possible. 40 ans plus tard, elle apparaît beaucoup trop sommaire.

On sait aujourd'hui que ce qu'on a appelé "Mai 68" était la version française d'un mouvement beaucoup plus large, lié au renouvellement générationnel dans l'ensemble du monde "développé". Dans les années 60, la génération du "baby-boom" commence à arriver sur la scène politique. Génération numériquement nombreuse qui a construit son système de valeurs dans une société de croissance économique, de sécurité sociale et de hausse continue du niveau moyen de scolarité. Ces trois facteurs et l'accès massif à l'éducation vont produire quelque chose d'inédit, du moins dans l'histoire moderne : l'émergence de la jeunesse comme acteur politique spécifique. Si toute génération se construit sur base d'une forme de rupture avec la précédente, jamais sans doute le "conflit des générations" n'aura pris cette dimension totalisante et universaliste. La contestation pacifiste aux États-Unis, le "printemps de Prague", le mai 68 français ou le mai rampant italien de 1969, tout comme le puissant mouvement étudiant japonais traduisent tous cette émergence de la jeunesse, porteuse d'une revendication utopique fondamentale que l'on pourrait appeler "la libération fraternelle".

C'est bien de libération, en effet, qu'il s'agit puisqu'au centre de tous ces mouvements, on retrouve le même ennemi : l'autorité institutionnelle. C'est elle que visent tous les slogans soixante-huitards qui dégagent un petit parfum utopique quasi anarchiste : "il est interdit d'interdire" ou "sous les pavés, la plage", pour reprendre les plus connus. Mais il s'agit aussi de fraternité, voire même de communion, puisqu'au sein de cette jeunesse porteuse d'utopie, l'affrontement commun avec l'autorité va produire le sentiment de faire partie d'une même "humanité".

Aujourd'hui, depuis déjà une bonne dizaine d'années au moins, historiens et sociologues revisitent non pas la période elle-même mais sa signification, c'est-à-dire les conséquences à long terme qui en sont issues. Le désir de libération a produit de nombreux effets, ébranlant durablement l'autorité des institutions; non pas dans le sens où cette autorité aurait disparu, mais au sens où les contraintes de justification qui pèsent sur elles se font, dans notre société, de plus en plus fortes. Le père de famille, l'enseignant, le médecin, le responsable politique, le notable, l'expert (ne parlons même pas du curé), lorsqu'on leur demande le pourquoi d'une décision, ne peuvent plus aussi aisément se contenter de répondre "parce que". L'autorité est constamment sommée de s'expliquer. Cette contrainte nouvelle modifie profondément le rapport des institutions aux individus et, sans doute, au total, dans le sens d'une plus grande démocratie, même s'il y a à cette évolution bien des aspects contradictoires.

A l'inverse, le versant "fraternité" des mouvements des années 60 a beaucoup moins bien résisté à l'épreuve du temps. La période est aujourd'hui souvent accusée, pas entièrement à tort, d'avoir donné naissance à l'individualisme assez exacerbé qui caractérise nos sociétés. La mise en cause généralisée de l'autorité institutionnelle est évidemment à double tranchant : si les institutions telles qu'elles fonctionnaient dans l'immédiat après-guerre peuvent apparaître aujourd'hui généralement contraignantes et asphyxiantes, elles étaient aussi investies d'une fonction de protection et d'encadrement; elles rendaient l'avenir prévisible, elles construisaient des réseaux de solidarité, elles prenaient en charge les plus fragiles. Aujourd'hui, selon la formule du sociologue allemand Ulrich Beck, les individus - davantage autonomes - se voient chargés de résoudre à travers leurs choix biographiques ce qui était vécu auparavant comme des contradictions sociales.

Si l'on pouvait remonter dans le passé et revivre quelques jours de la fin des années 50, on découvrirait sans doute des individus à la fois plus soumis et conformes, mais certainement aussi plus sécurisés, et moins seuls. C'est le "trade-off" qui marque les 40 dernières années de nos sociétés. Mais on ne peut évidemment en accuser Mai 68 : celui-ci n'a pas été une cause, seulement un symptôme de ce qui se préparait.

Marc Jacquemain
professeur, sociologie des identités contemporaines

Voir l'article sur www.reflexions.ulg.ac.be

Actualités Mai 68

Les 30, 31 mai et 1er juin, à l'ULg et à "Périple en la demeure" (à Limerlé, près de Gouvy dans les Ardennes), le monde universitaire et le monde associatif se rencontrent pour un week-end autour de Mai 68. Entre conférences-débats, tables rondes, expositions, projections, discussions, concerts, spectacles, le week-end "Actualités de Mai 68" vise à montrer ce que fut Mai 68 en réalité, au-delà des idées reçues.

Contacts : informations sur le site www.philopol.ulg.ac.be


Petites vagues et lames de fond

ETE 2005   DIVERS 035Que reste-t-il donc de Mai 68 ? Sur les murs des universités, plus rien. Plus de trace des slogans libertaires : "Il est interdit d'interdire", "L'imagination au pouvoir " ou encore "Vive la révolution interindividuelle". Certains y voient un héritage trop encombrant et d'autres un projet inachevé. Quoi qu'il en soit, on ne peut douter de l'importance du tournant pris à ce moment de l'histoire par une génération ou, du moins, par certains groupes sociaux.

A l'époque, on se met à beaucoup parler des jeunes. C'est l'un des premiers apports de Mai 1968 : l'affirmation de la jeunesse comme une période de la vie qui ne se réduit pas à l'adolescence; l'identification d'un groupe social porteur d'intérêts et de valeurs spécifiques ; l'émergence, dans le domaine des sciences sociales et de l'action politique, d'une nouvelle catégorie d'analyse. Mais qui étaient-ils ? Ceux qui avaient 20 ans étaient nés dans l'immédiat après-guerre. Ils n'avaient pas vécu la période de récession économique des années 30, ni les moments douloureux de privation, de prudence et de méfiance des années de guerre. Leurs parents, si. Dès la fin de la guerre, les sociétés occidentales avaient bénéficié des (immenses) moyens du plan Marshall. Un souffle d'optimisme pouvait souffler à nouveau. A l'instar de celui qui parcourait l'Exposition universelle de 1958. Aux yeux des jeunes visiteurs (mais aussi des plus âgés), tout semblait possible. Les innovations technologiques, l'architecture audacieuse et grandiose des pavillons, des produits alimentaires nouveaux... Tout incitait à penser que "demain serait meilleur qu'aujourd'hui".

Ceux qui ont entrepris la "révolution interindividuelle" - et pour certains, une "révolution culturelle" - étaient des jeunes étudiants universitaires. Des jeunes dont les parents étaient particulièrement mobilisés pour leur assurer un avenir meilleur : les investissements scolaires et les aides financières étaient facilités par l'accroissement des revenus et par le souci d'épargne qu'avait suscité le souvenir des années difficiles. Et le fossé s'est creusé entre les habitudes des parents et les aspirations des enfants. L'optimisme s'est probablement doublé d'une certaine impatience. Les cadres normatifs posés par l'État (qui semblait être le garant de l'ordre dans la période de reconstruction), par la famille et par l'Église ont semblé plus pesants. Il fallait s'en émanciper pour accéder à une "réelle" identité de sujet de droit. C'est là un deuxième acquis de Mai 68 : on peut suivre Daniel Cohn-Bendit qui, dans une interview donnée à France Info en mars dernier, estimait que ce que Mai 68 a vraiment réussi, c'est de donner une place fondamentale à l'égalité de droits dans nos sociétés démocratiques, et notamment l'égalité de l'homme et de la femme, contrairement aux modèles qui étaient auparavant portés par la famille, l'Église et l'État. Mais en même temps, l'exercice était complexe : il ne s'agissait pas seulement de tourner le dos à des valeurs traditionnelles, d'affirmer l'égalité de droits, il fallait aussi affronter ses parents. La contestation de la morale et le rejet des formes institutionnelles d'exercice de l'autorité étaient des enjeux quasi vitaux... De ce point de vue, on ne peut pas dire que Mai 68 ait totalement déstabilisé les institutions sociales et, plus particulièrement, les institutions d'éducation ou de socialisation : l'école, par exemple, a survécu aux revendications d'émancipation. Et d'ailleurs, il n'était probablement pas dans les projets de fonder une société sans école, mais de se réapproprier ces lieux pour y affirmer de nouveaux droits. Aujourd'hui encore, on n'a pas évacué du monde scolaire les questions d'autorité. Bien au contraire. On semble s'y accrocher, dans des efforts parfois désespérés de sauvegarder l'institution, au risque de vivre des confrontations violentes.

Il reste de Mai 68 le souvenir d'une aventure collective, vécue entre pairs et contre les pères. Il avait été possible de changer le monde, ou du moins de redéfinir un autre monde. Dans certaines limites toutefois. Entre jeunes universitaires et jeunes ouvriers, il n'y avait que peu de choses en commun. Pourtant, on sentait et on éprouvait une nouvelle proximité avec des jeunes d'autres horizons : ceux de Prague, de Berkeley, de Mexico, de Bruxelles... Mais avait-on pour autant une visée mondialiste ? Les frontières et les murs étaient encore solides. Et il faudra attendre 1989 pour que les derniers reliquats des formes paternalistes d'exercice du pouvoir s'écroulent. Cette aventure collective a abrité des cheminements individuels, souvent marqués par une volonté forte de rupture et de rejet des cadres conventionnels dont les parents étaient les premiers dépositaires. Les risques que chacun courait étaient comme absorbés par ce vaste mouvement, dilués dans les échanges animés qui réunissaient ces jeunes lors des AG ou des débats publics. On se (re)construisait collectivement. Aujourd'hui, l'exercice d'affirmation identitaire a pris la forme d'une injonction, d'une obligation; il est aussi plus individuel. Le mouvement collectif a cédé la place à des aventuriers solitaires en quête d'utopie.

Que reste-t-il en définitive de Mai 68 ? D'abord, des témoins et des acteurs qui ont emmené avec eux des aspirations, des préoccupations, des convictions, des intérêts. Et qui arrivent aujourd'hui dans un autre âge de la vie. Il leur reste à négocier un nouveau défi, dans un monde qui a changé et qu'ils ont contribué à changer : donner une place aux jeunes générations, en ne les enfermant pas dans un cadre idéologique exacerbant la responsabilité individuelle. En d'autres termes, penser la participation politique de tous autrement.

Jean-François Guillaume
chargé de cours, sociologie de l'action publique

Mai 68 à l'ULg

Mai 68 à Liège ? C'était en octobre, lorsque la salle académique fut occupée...
L'ULg et le Réseau ULg vont fêter cet anniversaire. Comment ? Sur la toile d'abord : témoignages, photos, tracts, commentaires sont les bienvenus sur le site http://www.ulg.ac.be/mai68.
Dans la salle académique, le 24 octobre ensuite, où un débat tiendra les spectateurs en haleine.
Affaire à suivre dans Le 15e jour du mois.

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