Novembre 2008 /178

Crise financière

Autopsie dérangeante

 
georges hubnerLieu : banlieue de New York. Epoque : 2006. Acteurs : le courtier hypothécaire et un quidam.

« Bonjour. Ça vous dirait d’être propriétaire d’un logement ?
- Volontiers ! Mais j’ai un contrat temporaire : je ne peux pas vous donner de garantie très solide…
- Rassurez-vous. Votre meilleure garantie, c’est précisément la maison que vous allez acheter. Comme les prix sont à la hausse, au cas où vous devriez partir, vous n’aurez qu’à la revendre. Je peux vous prêter jusqu’à 500 000 dollars.
- Vous ne prenez pas d’autres renseignements sur moi ?
- Ce n’est pas mon problème. Vous savez, moi je suis rémunéré en fonction de mon chiffre de vente. Pour le reste, voyez le responsable des crédits. » 

 

Cette scène, qui pourrait être transposée au milieu de la chaîne financière (la salle de marchés d’une banque) ou à la fin de la chaîne (la négociation des conditions d’un produit financier), caricature à peine des situations vécues. Plus que le manque de régulation sur les marchés financiers, elle symbolise sans doute de manière plus directe et fondamentale les racines de la crise sans précédent que nous connaissons. 

 

Il n’y a en effet pas de précédent. La seule crise d’une ampleur comparable à l’époque industrielle – celle de 1929 qui a devancé la grande dépression – présente des différences importantes avec la crise financière actuelle, initialement appelée “crise des subprimes” à cause de son élément déclencheur. La crise de 2008 est de nature globale et de propagation instantanée du fait de la mondialisation. L’éclatement (annoncé dès 2006) de la bulle immobilière américaine a provoqué une onde de choc qui s’est diffusée par le truchement de véhicules financiers complexes dont la vocation première était de saucissonner le risque de crédit. Ce mécanisme n’a pas échappé au syndrome Garbage In, Garbage Out, et les mauvais risques ont rattrapé les investisseurs. Comme de nombreuses banques en faisaient partie, elles ont soudain connu des problèmes de solvabilité ainsi qu’une incertitude majeure sur la valeur réelle de ces titres. La suite, c’est une crise de liquidité aiguë qui a grippé les circuits financiers, avec un effet boule de neige, ce qui a contraint de nombreuses institutions – dont les fleurons nationaux – à appeler les pouvoirs publics à la rescousse. Heureusement, au contraire de la crise de 1929, celle-ci a été prise à bras-le-corps par les gouvernements, les banques centrales et les autorités de contrôle : si l’on peut s’attendre à une récession violente, on peut espérer qu’elle soit brève. Mais cela, c’est déjà une autre histoire… 

 

De très nombreuses voix s’élèvent à présent pour réclamer une plus grande réglementation des activités du secteur financier. Certes, de nombreuses failles dans les processus de contrôle sont apparues. Mais les racines du mal ne sont pas là. Le dialogue ci-dessus illustre en fait un mal plus profond qui témoigne d’une évolution malsaine du capitalisme : la fonction financière, essentielle, est aujourd’hui dévoyée. Le problème, c’est l’association délétère de la cupidité et de l’irresponsabilité. 

 

On le sait, le système capitaliste, caricaturé par la fameuse “main invisible” d’Adam Smith, est basé sur des valeurs aussi discutables – mais au demeurant humaines – que l’égoïsme et l’appât du gain. La société a tenté d’en juguler les effets pernicieux en responsabilisant les acteurs du marché par un contrôle social plus ou moins strict. Malheureusement, une épée de Damoclès a toujours pesé sur l’équilibre du système : pour stimuler l’esprit d’entreprise et la prise de risque collectif, notre société a instauré la responsabilité limitée des actionnaires. Cette simple disposition, universellement acceptée comme un moteur de l’économie, permet à l’actionnaire de limiter sa perte potentielle à l’investissement qu’il a initialement consenti. Fondamentalement, l’asymétrie introduite dans la fonction de revenu – les gains sont illimités mais il y a un plancher aux pertes – porte en elle les germes des excès que nous avons connus.

 

L’entreprise capitaliste souhaite faire en sorte que ses employés agissent dans l’intérêt de ses actionnaires. Pour ce faire, elle met au point des contrats créant le même type d’asymétrie : elle pousse les employés dont l’activité influence les revenus de la firme à prendre des risques (d’où les bonus extravagants qui font les gorges chaudes des journalistes). Dans ce système, l’avantage d’un acte est perçu directement, tandis que les conséquences néfastes sont diluées dans la chaîne. “Tout homme a un prix”, dit-on généralement : si la récompense est très élevée, nombre d’entre nous peuvent renier ce contrôle social et céder aux sirènes de l’argent facile. C’est ce qui est arrivé à tous les niveaux dans la crise. 

 

Ces dysfonctionnements ne datent pas d’hier. Pourquoi éclatent-ils maintenant ? Parce qu’ils sont démultipliés par la fluidité des échanges, gonflés par un immense effet de levier, et renforcés par un sentiment d’impunité de chaque établissement financier important qui se considère comme too big to fail. La banque pensait qu’elle pouvait tout se permettre. Mais les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, et l’économie réelle rattrape fatalement l’illusion financière. 

 

Que retenir de ce coup de tonnerre ? Les intermédiaires financiers doivent réapprendre à jouer leur rôle avec responsabilité. Actionnaires, administrateurs, employés et même clients doivent désormais être placés devant les conséquences de leurs actes. Par exemple, l’assurance des dépôts doit être prise en charge par ceux qui les collectent, et non par les Etats ; la sanction d’une prise de risque inconsidérée de la part d’un responsable doit être rédhibitoire. L’actionnaire perdra de la rentabilité et le client paiera plus cher son hypothèque, mais si le capitalisme est le moins mauvais système économique, alors sa survie est sans doute à ce prix.  

 

Georges Hübner
professeur de gestion financièreHEC-Ecole de gestion de l’université de Liège

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