On connaît la richesse exceptionnelle de Saint-Pétersbourg en matière culturelle. La ville – dont on dit qu’elle n’offre pas moins de 275 musées… – peut également s’enorgueillir de compter plusieurs centaines de bibliothèques publiques. Vladimir Poutine annonçait en juillet 2007 qu’y sera créée la future Bibliothèque présidentielle, “sorte de portail d’information national intégré dans la Toile mondiale”. On sait moins, en général, que la Bibliothèque nationale de Russie (BNR), dans la cité de Pierre le Grand, occupe la troisième place au monde pour la quantité de publications conservées. Le projet Môriåne de l’université de Liège, consacré à l’étude des éditions du XVIIIe siècle issues de la Principauté, a donc naturellement étendu à la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg son enquête sur la présence de telles éditions dans les grands centres documentaires conservant l’héritage des Lumières.
L’enquête s’est prioritairement concentrée sur la production clandestine, la plus intéressante dans la mesure où elle diffusait en général des ouvrages intellectuellement provocateurs, qui pouvaient difficilement paraître sous une adresse officielle. De là des mentions d’origine qui font état en page de titre d’une fabrication à “Londres”, à “Paris” ou dans des officines d’appellation fantaisiste – “Partout, Chez le Vrai Sage”, etc. La recherche liégeoise a bénéficié de l’aide décisive de Sergey V. Korolev, conservateur du département des livres occidentaux à la BNR. Celui-ci, explorant les fichiers de son département, a pu adresser de très nombreuses reproductions numériques de contrefaçons “mosanes”.
On y trouve par exemple les Œuvres de Montesquieu parues en 1772 sous la fausse adresse de “Londres, Chez Nourse” alors que l’ouvrage sort des presses liégeoises de Jean-François Bassompierre, un des principaux contrefacteurs de la place. L’édition nous rappelle que l’imprimerie locale était à l’avant-garde des ateliers offrant “l’œuvre complète” des principaux auteurs du siècle, dont Voltaire.
Une autre contrefaçon liégeoise présente à Saint-Pétersbourg – en plusieurs exemplaires ! – met en évidence, outre la large diffusion de la production liégeoise, la rapidité avec laquelle la typographie des bords de Meuse s’emparait d’un ouvrage faisant sensation. Le scandale provoqué par le traité De l’esprit, d’Helvétius, donna l’occasion aux autorités françaises d’interdire la parution de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L’ouvrage d’Helvétius parut en 1758 à Paris chez Durand. L’imprimeur-libraire liégeois Éverard Kints en donna aussitôt la première contrefaçon avérée. Le BNR en conserve trois exemplaires dont l’un provenant de la Bibliothèque étrangère de l’Hermitage. Ce dernier porte l’ex-libris gravé attestant son ancienne localisation.
C’est cependant une autre édition d’Helvétius qui domine la production mosane à Saint-Pétersbourg : une contrefaçon de ses Œuvres complètes donnée à Maastricht en 1776-1777 par Jean-Edme Dufour et Philippe Roux. Dufour, qui avait été prote chez Bassompierre, dépassa son maître sur le terrain de la diffusion de la pensée philosophique radicale, matérialiste, athée et souvent annonciatrice de la Révolution comme dans le cas de l’abbé Raynal. On ignore le rôle joué par cette littérature dans la culture russe des Lumières. Mais on peut être sûr qu’elle entretint un durable esprit de critique et de contestation des conceptions traditionnelles, chez les francophiles du temps de Catherine II et par l’intermédiaire des outchitels qui répandaient les nouveautés de Paris. Que Liège y ait pris sa part n’est pas indifférent.
Daniel Droixhe
chargé de cours au département de langues et littératures romanes,
faculté de Philosophie et Lettres
membre du groupe d’étude du XVIIIe siècle
Colloque international, les 16 et 17 février, “Diffusion et transferts de la modernité dans l’Esprit des journaux”, organisé par le groupe d’étude du XVIIIe siècle, salle académique, place du 20-Août 7, 4000 Liège.
Contacts : courriel Daniel.Droixhe@ulg.ac.be, site www.gedhs.ulg.ac.be