
Notre Université veut incarner des valeurs de démocratie, de pluralisme, de liberté (d’agir et de penser) et d’ouverture sur le monde. J’y souscris évidemment sans réserve. Mais elle pourrait faire plus, en s’engageant à devenir l’une des premières universités belges à mettre en œuvre des mesures concrètes favorisant les carrières féminines, à s’engager, donc sur la voie de la parité. Evidemment, on peut être contre ; on peut prétendre que rien n’empêche les femmes de faire carrière à l’Université. Mais, dans mon département par exemple, nous sommes 15 hommes et 3 femmes parmi les chargés de cours et les professeurs, avec 60 % de femmes du côté des assistants. Une sorte de division sociale et sexuelle du travail…
Le phénomène est général et, dans les milieux informés, on appelle cela le “plafond de verre” : c’est l’invisible plafond sur lequel viennent buter les carrières féminines, un phénomène à la fois connu et peu clair qui “explique”que plus on monte dans la hiérarchie, moins les femmes sont représentées. Au CNRS français, il est présent quelle que soit la discipline et semble indépendant de la proportion de chercheurs femmes en début de carrière1. Les causes de ces disparités sont multiples. Bien sûr il y a les enfants, qui arrivent au moment où, entre 30 et 40 ans, il est demandé aux chercheurs de donner le maximum d’eux-mêmes pour confirmer leur excellence et passer du statut de chercheur prometteur à celui de chercheur reconnu. Le plafond de verre est cependant tout aussi présent dans les pays où des politiques solides de soutien à la famille sont mises en place. L’argument de la maternité n’est donc pas suffisant. Autre élément : ayant une conception plus collective de la recherche, les femmes s’engageraient davantage dans le travail collectif, un travail coûteux en temps et difficile à rentabiliser sur un CV. Peut-être. Mais, à CV égal, elles sont moins bien jugées que les chercheurs hommes. Une étude désormais célèbre2 a ainsi montré que des procédures d’attribution de bourses post-doctorales que chacun s’accordait à considérer comme irréprochables étaient en réalité fortement discriminantes : les femmes (mais aussi les hommes inconnus du comité d’évaluation) devaient avoir publié deux fois plus que les autres pour être jugés de même niveau, les femmes non connues du comité cumulant les deux handicaps.
Ces éléments sont objectivables, bien qu’ils soient le plus souvent niés. Ils sont susceptibles de faire l’objet de mesures concrètes pour les neutraliser ; c’est là le travail attendu de nos institutions. Mais à ceux-ci s’ajoutent d’autres difficultés. Car les femmes ont aussi tendance à se sous-estimer. Non pas parce qu’elles seraient “naturellement effacées”, mais parce qu’elles ont intériorisé des modèles sociaux auxquels elles se sont identifiées. Les sociolinguistes ont observé chez elles des manières de s’exprimer qui ne leur sont pas favorables : quand elles parlent de leurs découvertes, les chercheurs femmes font place à la chance plutôt que de s’en attribuer tout le mérite. Elles expriment aussi plus souvent des doutes quant à leurs résultats. L’université de Genève publiait récemment une étude indiquant qu’une femme ne candidatera pas à un appel d’offre si elle ne remplit pas toutes les conditions, tandis qu’un homme le fera même s’il n’en remplit qu’une ou deux. Une étude anglaise, qui demandait à des femmes et des hommes d’estimer leur propre intelligence et celles des autres membres de leur famille, a quant à elle montré que, si on compare l’estimation et la mesure du QI (qui vaut ce qu’il vaut…), les femmes se sous-estiment systématiquement de deux à trois points. Les hommes en revanche ont tendance à se surestimer d’autant. Mais il y a plus. Les femmes sous-estiment aussi l’intelligence de leur mère, de leur grand-mère, de leurs sœurs… Comme tous les dominés, elles reproduisent elles-mêmes la domination masculine. C’est donc un véritable chantier de société, et l’Université doit y jouer un rôle important. Nous devons offrir à nos étudiantes des figures d’identification positive, leur donner envie de prendre leur place dans le monde, de ne pas trouver “normal” l’autoritarisme d’un collègue (pas plus que celui d’un amant !), ni de s’effacer pour mettre leur homme en valeur. Nous devrions aussi les doter d’un solide humour pour faire face aux scènes surréalistes qu’elles ne manqueront pas de rencontrer.
Souvent les préjugés sexistes surgissent de petits riens. A l’ouverture d’un colloque qu’un collègue masculin et moi-même avions organisé, le charmant professeur émérite qui présidait le comité scientifique a remercié : « Monsieur X, professeur à l’université de Liège » et … « Mademoiselle Servais » ! Dans son esprit, comme probablement dans celui de bien des invités, mon collègue était le véritable scientifique et je devais être une sorte d’assistante, qu’il rajeunissait de 15 ans dans l’opération. Fallait-il accepter silencieusement le compliment ? J’ai bondi de mon siège comme un ressort en précisant « également professeur à l’université de Liège » ! En réalité, nous étions tous deux chargés de cours. Ma précipitation a fait rire tout le monde, mais chacun a compris. Comme le disait une doctorante clairvoyante de notre Institution, quand un assistant est assis à côté du prof dans un séminaire ou un colloque, on pense au gars brillant et on le voit déjà prof. Quand c’est une fille, on pense à la fille dévouée et serviable qui fait bien son travail… A côté des mesures à prendre pour enrayer les rouages de la discrimination, c’est à nous, aussi, de prendre nos assistantes pour ce qu’elles sont : des filles brillantes qui un jour seront profs !
Véronique Servais
chargé de cours à l’Institut des sciences humaines et sociales,
anthropologie de la communication
1) de Cheveigné Suzanne, (2009), The career path of women (and men) in French research, Social Studies of Science, Vol. 39, No. 1, 113-136.
2) Wennerås, Christine & Agnes Wold, (1997), “Nepotism and Sexism in Peer-review”, Nature 387 (22 May) : 341-43.