
La situation des “sans-papiers” n’est pas seulement due aux blocages politiques, ni à la seule responsabilité de la ministre Turtelboom. Partout en Europe, cette question est d’actualité. Nous vivons un phénomène auquel aucun pays n’échappera à l’avenir, et qu’aucun parapet administratif ou policier ne pourra endiguer : le phénomène migratoire, c’est-à-dire le déplacement inexorable de millions d’êtres humains de la “périphérie” vers les “centres” de l’économie-monde. S’il y a quelque 120 000 sans-papiers en Belgique (chiffre invérifiable, mais probable), ce n’est pas parce que l’administration et la police sont inefficaces ou manquent de moyens, c’est parce que le monde est ce qu’il est : inégal et globalisé. Et parce que l’humanité est ce qu’elle est : nomade et obstinée dans sa volonté de vivre.
Cette réalité migratoire, nous devons la regarder en face. En plus des sans-papiers, il y a en Belgique 900 000 étrangers et plus de 700 000 Belges nés étrangers, soit plus de 15 % de la population. Si l’on y ajoute les Belges d’origine étrangère, on atteint allégrement les 20-25 %. Et 50 000 personnes au moins s’y ajoutent chaque année, de façon tout à fait légale.
En 1974, la Belgique avait décrété un “stop migratoire” qui a toujours été une fiction. Car bien entendu l’immigration économique a continué, par toutes sortes de voies détournées. L’Europe a mis fin à cette fiction, et c’est tant mieux. Hélas, on peut craindre qu’une autre fiction ne succède à la précédente : la fiction d’une immigration “choisie”, “utile”. Car utile à qui ? A nos entreprises ? Certes. Mais comment éviter que cette immigration sélective n’aggrave pas les problèmes de chômage que l’on rencontre chez les jeunes issus… des migrations précédentes ? On ne ferait que mettre en concurrence des populations déjà fragilisées, ce qui serait une menace supplémentaire sur la cohésion sociale. Et puis il faudrait peut-être songer aussi à l’intérêt des pays d’origine, qui ne doivent pas subir une “fuite des cerveaux” qui leur serait fatale.
Enfin, il est certain que l’immigration “choisie” ou “utile” n’arrêtera jamais l’immigration irrégulière – qui est certainement “utile” dans la mesure où elle est intégrée au circuit économique sous la forme d’une économie souterraine –, laquelle relève parfois de la traite des êtres humains.
En fait, la politique migratoire actuelle en Belgique peut être comparée à un filtre qui présente trois défauts majeurs. D’abord, sa lenteur, avec comme conséquence que des gens en attente d’une décision peuvent se trouver parfaitement intégrés à notre société au moment où un ordre d’expulsion leur est signifié. Inacceptable. Ensuite, les portes légales se rétrécissent d’année en année, qu’il s’agisse du regroupement familial, des études ou de l’asile. Enfin, le système génère toutes sortes de situations floues, kafkaïennes sur le plan juridique et dramatiques sur le plan humain.
D’où la nécessité d’un système permanent de régularisation, dont le critère central serait celui des “attaches durables” – c’est-à-dire le fait pour le migrant d’avoir établi en Belgique le centre de ses intérêts sociaux, économiques et affectifs. C’est le seul critère qui combine générosité et réalisme. Tous les “sans-papiers” pourront-ils être régularisés sur cette base ? Sans doute que non. Il faudra aussi trouver le courage de le dire.
La migration est une réalité complexe. Elle ne se limite pas à la question des sans-papiers. L’aborder avec des clichés et des slogans, quels qu’ils soient, c’est la certitude d’aller dans le mur. D’où la nécessité d’un vrai débat public, large et éclairé, sur la globalité des aspects de la question migratoire. Et d’une vraie politique qui soit autre chose qu’un mouvement de balancier entre la logique policière et les bons sentiments humanitaires.
En 1990, Michel Rocard avait été abondamment critiqué pour sa fameuse formule : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Mais on oublie toujours la suite de la phrase, qui disait : « … mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part ». Je reprendrais volontiers l’idée à mon compte : la Belgique ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part. Elle doit le faire parce que c’est sa responsabilité morale élémentaire dans le monde globalisé d’aujourd’hui. Mais aussi parce que c’est l’intérêt bien compris de l’Europe de capter le formidable potentiel humain qui se trouve dans les flux migratoires, et d’en faire un atout et non une faiblesse. Une chance et non une menace.
Edouard Delruelle
professeur de philosophie politique
co-directeur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme
Photo: TILT/ULg/DR112008