Avril 2009 /183

L’inconscient du capitalisme

L’économiste français Bernard Maris, connu pour son esprit frondeur, vient de publier un ouvrage qui décortique les mécanismes de la crise en s’appuyant sur Freud et Keynes*.
L’occasion pour Le 15e jour du mois d’interroger les Prs Jacques Defourny (Centre d’économie sociale) et Marc Jacquemain (Institut des sciences humaines et sociales) sur les fondements du capitalisme.

jacques defourny03Le 15e jour du mois : Bernard Maris pense que le capitalisme n’a d’autre finalité que d’accumuler les biens matériels et d’économiser du temps. Un temps dérobé à la mort…

Jacques Defourny : Bernard Maris affirme effectivement qu’il existe une pulsion de mort ancrée au plus profond de l’homme, une pulsion qui le conduit à détruire, voire à se détruire. Pour lui, la force du capitalisme est de catalyser notre instinct de destruction et de canaliser nos pulsions agressives vers la guerre économique : lutte sauvage entre entreprises, rivalité dans une course effrénée à la consommation, soif d’accumulation jamais assouvie, célébration par les bourses des plus conquérants, etc. Même si cela conduit à la destruction de notre planète ! La vision de Maris est assez pessimiste mais très interpellante.

Dans ce registre socio-anthrologique, je me sens, pour ma part, plus proche des thèses de Christian Arnsperger de l’UCL (dans sa Critique de l’existence capitaliste, notamment). Celui-ci met plutôt l’accent sur l’angoisse existentielle de l’homme. Une angoisse face à la mort, à notre finitude. Dès lors, l’homme s’étourdit dans une consommation frénétique ainsi que dans des projets d’accumulation et d’investissement qui entretiennent chez lui l’illusion que l’avenir lui appartient. Avec ces deux auteurs et d’autres, je pense que le capitalisme s’appuie en effet sur les instincts les plus profonds de l’homme, les plus primaires aussi. Le système traverse ainsi toutes les crises… mais il mène droit dans le mur !

Le 15e jour : Voyez-vous une autre manière de calmer cette angoisse ?

J.D. : Je suis persuadé qu’au cœur même de l’économie, nous pouvons élargir des espaces où d’autres logiques sont à l’œuvre, où les valeurs de coopération, de gratuité, de finalités culturelle ou sociale ont un sens. L’appât du gain et l’individualisme ne sont pas l’alpha et l’omega de l’économie. L’économie sociale, aux côtés de l’économie publique, le prouve au jour le jour. Par ailleurs, comme Bernard Maris , je suis convaincu que l’économie n’est in fine qu’une forme d’intendance.  Le bonheur est ailleurs ! Après avoir réglé le problème de sa subsistance, l’homme devrait pouvoir s’intéresser à l’essentiel : le beau, le bon, le juste, et leurs corollaires, la création artistique, la connaissance, les relations humaines de qualité, etc. Cela ne résoudra pas le problème de notre finitude, mais cela me paraît une façon tellement plus noble de l’assumer.

Le 15e jour : Il faut donc miser sur le collectif ?

J.D. : La crise actuelle, économique et financière, mais aussi éducative et sociale est, pour moi, une crise du rapport au collectif. L’individu post-moderne s’est peu à peu libéré de toutes les formes de transcendance collective (famille, tribu, patrie, religion, marxisme). Pour faire bref, je pense aussi que le consommateur et l’épargnant ont vaincu le citoyen. C’est pourquoi nous devons réapprendre le sens et la beauté du collectif, du bien commun. Je pense que c’est surtout dans les engagements associatifs en tous genres que l’on apprend ou réapprend à faire “cause commune” autour d’enjeux précis et “caisse commune” de nos ressources (temps, compétences, énergie, créativité). Et je crois aussi en l’efficacité de la menace. La menace écologique est une réalité aujourd’hui pour tous les terriens et il sera de plus en plus difficile de jouer au “passager clandestin”.

Le 15e jour : Croyez-vous à un possible changement des mentalités ?

J.D. : Oui, parce que la crise est vraiment systémique. Au lieu d’aspirer à ce que la machine reparte au plus vite comme avant, il nous faudrait le temps d’assimiler profondément que le capitalisme, à côté d’atouts indéniables, fournit le carburant à des instincts très primaires. Et que c’est bien l’Etat, le grand revenant, qui nous a sauvé d’une immense catastrophe. L’enjeu est de se libérer du pouvoir hypnotique ou anesthésiant du capitalisme pour réinventer des rapports plus équilibrés et plus démocratiques entre l’économie et la société.


*Bernard Maris et Gilles Dostaler, Capitalisme et pulsion de mort, Paris, Albin Michel, 2009

Photo: ULg - Jean-Louis Wertz



Tours 2008Le 15e jour du mois : Bernard Maris pense que le capitalisme n’a d’autre finalité que d’accumuler les biens matériels et d’économiser du temps. Un temps dérobé à la mort…

Marc Jacquemain : Je ne suis pas psychanalyste, mais il semble assez évident que l’accumulation des richesses n’est pas une finalité en soi. D’un point de vue simplement moral, accumuler pour accumuler conduit forcément à la question du sens. Mais la question obvie – “pourquoi faire ?”– est pratiquement devenue impossible à poser dans notre société tant nous sommes sous l’emprise de l’idée – apparemment naturelle – que “plus vaut plus” (la formule est d’André Gorz). Et pour obtenir plus, nous sommes conduits à nous engager dans une compétition inter-individuelle permanente. L’important n’est plus de “réussir quelque chose” mais de “réussir” tout court, ce qui veut dire : faire mieux que les autres. Là est sans doute le cœur de la pulsion destructrice dont parle Bernard Maris.

Le 15e jour : Mais des voix s’élèvent pour critiquer le système…

M.J. : Paradoxalement, le capitalisme est aujourd’hui davantage fragilisé au sein de son propre camp. A l’intérieur même de l’élite intellectuelle mais aussi financière et économique, le blues se diffuse. Des voix s’élèvent, dont celle du Pr Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton, pour critiquer le “fanatisme du marché”. Mais en face, si les mouvements sociaux de France ou de Grèce montrent que la contestation monte chez les travailleurs, les étudiants, les chômeurs, on n’en est pas du tout à concevoir une alternative systémique.

Certes l’on voit, en Belgique et en France notamment, des jeunes qui rejettent le modèle ; je pense notamment aux freegans qui récupèrent des aliments dans les poubelles des grands magasins, s’opposant de la sorte à un système qui génère de tels gaspillages. Mais cela reste pour l’instant des voix marginales. Car le capitalisme est bien davantage qu’un modèle économique. Comme la religion autrefois, il s’immisce dans tous les recoins de notre vie quotidienne et de notre imaginaire; il a réussi à devenir le tissu de notre “monde vécu”. Il est même bien en phase avec nos désirs d’autonomie et de “libre disposition” de nous-mêmes. De sorte que même si on le critique férocement pour son coût humain exorbitant, il reste toujours aussi difficile d’imaginer concrètement la vie sans lui.

Ce qui nous manque, ce ne sont pas des raisons de nous indigner : c’est un horizon alternatif suffisamment crédible et concret. L’histoire des sciences montre bien que l’on n’abandonne pas un paradigme aussi déglingué soit-il si on ne dispose pas d’une vision de rechange. Le géocentrisme “rafistolé” de l’astronomie ptolémaïque avait beau être de moins en moins convaincant au XVe siècle, on ne l’a laissé tomber que lorsque Copernic et Galilée ont proposé l’alternative héliocentrique.

Le 15e jour : Croyez-vous à un possible changement des mentalités ?

M.J. : Je ne suis pas pessimiste. Historiquement, le développement de l’Etat social européen au XXe siècle a montré la capacité d’imagination de nos sociétés, en réalisant ce qui paraissait impossible un siècle plus tôt : l’intégration de la classe ouvrière, à travers les droits politiques, les droits sociaux et la consommation de masse. Cet Etat social est d’ailleurs en partie victime de son succès : c’est notamment parce qu’elle a été socialisée dans un contexte de réelle sécurité d’existence que la génération des baby-boomers, dans la plupart des pays développés, s’est focalisée sur d’autres aspirations et en particulier l’autonomie individuelle, ce qui a laissé le champ libre à un capitalisme beaucoup plus agressif.

Dans le nouveau contexte d’un Etat social fragilisé, et d’un monde davantage global, la capacité d’imagination est toujours là. Mais elle ne pourra pas produire un futur vivable en rafistolant les vieilles recettes. Reconstruire de la solidarité ne pourra se faire qu’au départ d’une nouvelle donne, intégrant “l’évidence” pour les générations montantes de la primauté de l’autonomie individuelle. C’est sûrement possible. Mais on attend encore nos Copernic et Galilée.

Patricia Janssens
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