Mai 2009 /184
Mai 2009 /184

Carte blanche

Un paysage en béton ?

  

Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux, Marcel Proust 

 

 

cremascoEn février de cette année, je participais à un colloque sur “l’environnement et le transport dans différents contextes” organisé à Ghardaia en Algérie. J’y présentais un article co-écrit avec Jacques Teller sur l’impact des infrastructures de transport sur les paysages ordinaires, avec des applications au cas de l’espace périurbain liégeois. Notre article, un peu spécifique dans ses exemples, avait été retenu parmi les plus pertinents. J’en étais un peu étonnée, convaincue que le paysage serait perçu comme une préoccupation pour pays riches et apaisés : un luxe en somme. 

 

Dès mon arrivée, mon regard bute sur la route qui domine le site classé par l’Unesco, sur ses pylônes d’éclairage, sur les constructions qui la bordent. C’est le développement économique et l’accès à la vallée de l’oued que cette route donne à voir. Notre expertise avait du sens, même dans le désert algérien. Et effectivement, là où l’empressement à construire est confronté à une exceptionnelle richesse naturelle et patrimoniale, des considérations sur la prise en compte du paysage ont trouvé écho. Les chercheurs du Maghreb étaient très réceptifs à notre expérience européenne parce qu’ils sont éminemment conscients du défi qu’ils ont à relever : le paysage est une ressource identitaire, mais aussi économique, naturelle et touristique. Mais, comme nous, ils arrivent trop souvent à nier leurs sites, à déployer des routes, à empiler des bâtiments parfois en dépit du bon sens. 

 

Il est impressionnant de voir les dégâts occasionnés par le débordement de l’oued, en novembre 2008. Il est encore plus interpellant de voir comment le lit de cet oued a été construit, bouché, là où l’eau devait pouvoir couler. L’irrigation n’est-elle pas assez rare pour être respectée comme un élément fondateur du site et de sa région ? Les Anciens l’avaient bien compris, eux, en bâtissant sur les reliefs. Encore plus difficile à accepter sont les réponses de colmatage de mauvais projets que l’on donne alors. En effet, aujourd’hui, on canalise l’oued à grands frais pour éviter qu’il ne tue à nouveau. Ici comme ailleurs, on s’enferme presque inexorablement dans la surenchère du bétonnage, coûteuse maintenant et dans l’avenir, parce que la nature reprendra ses droits, et le fleuve ressortira. 

 

Ingénieur architecte, j’ai la chance de faire depuis plusieurs années de la recherche à l’échelle globale et transversale du paysage. En Europe, nous sommes de plus en plus nombreux, car la thématique a évolué et gagné en puissance. Le paysage aujourd’hui, c’est un territoire naturel mais aussi construit, un cadre de vie à aménager et à gérer. La dimension d’étendue naturelle à protéger ne domine plus seule, on considère aujourd’hui aussi les paysages ordinaires, voire dégradés, dans le but de les améliorer. Les enjeux derrière ces notions sont importants et intégrés dans des textes européens et des directives transposées dans notre droit régional. Nos solutions ne sont évidemment pas transférables telles qu’elles; elles sont aussi grandement perfectibles, mais il était enthousiasmant de les partager avec une partie du monde où les défis sont de taille et les moyens d’action en cours de définition. 

 

Confortée, je rentre en Europe, à Liège plus exactement où ces notions sont intégrées, dans les textes… et dans les mentalités, où un projet d’infrastructure de transports n’est plus vu comme un acte technique uniquement mais comme un projet de territoire et de société, une solution à long terme. En tout cas, on pourrait s’y attendre. Hélas. Le cas le plus emblématique de déni de vision du développement de l’agglomération liégeoise dans son environnement paysager reste, à mon sens, le projet de liaison autoroutière E40-E25 entre Cerexhe-Heuseux et Beaufays(CHB). Il est décevant de voir encore aujourd’hui une autoroute déboucher en pleine zone Natura 2000… alors que la notion de protection paysagère semblait acquise. Que dire en outre des conséquences indirectes du projet, de l’étalement urbain qu’elle va générer, et de la promotion du transport routier qu’elle appelle ? 

 

Le paysage est un sujet transversal et complexe que nous nous attachons à rendre opérationnel sur le terrain. Un des risques majeurs qu’il court est d’être exploité tous azimuts, au détriment de sa crédibilité. Le développement durable a d’ailleurs souffert de ce type de considération purement formelle : il devient un sujet fourre-tout, qui se résume en une page de banalités dans un dossier. Je vous laisse imaginer le sort réservé au paysage, dans la réponse rapide que les autorités wallonnes, passablement agacées, ont adressée à l’Europe qui incriminait la légèreté des études d’impact dans le dossier CHB. Cette attitude me donne l’impression désagréable d’être ramenée dans un cercle vicieux où l’on pose des emplâtres sur des mauvais projets de territoire des emplâtres coûteux maintenant et surtout demain. Comment sortir du raisonnement qui oblige à la création d’une xième liaison autoroutière, alors que le transport routier est lui-même questionné ? Pourquoi construire des digues toujours plus hautes sans reconsidérer l’espace nécessaire à la crue de l’oued ? Le bétonnage de mauvaises solutions serait-il universel ? Une des portes de sortie de ce cercle vicieux est l’approche paysagère, simplement parce qu’elle oblige à considérer le tout plutôt que la somme des parties. 

 

 

Véronica Cremasco 
ingénieur de recherche au laboratoire d’études méthodologiques en architecture et urbanisme (Lema) et au laboratoire d’étude en planification urbaine et rurale (Lepur)

 
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