La politique criminelle est un art difficile. Son but ultime, le maintien de l’ordre social, est complexe, car il faut à la fois réduire les dommages causés par la criminalité tout en limitant au maximum les effets pervers engendrés par la lutte contre cette criminalité. Raison pour laquelle la criminologie s’intéresse au domaine pénal et s’interroge : qu’interdit-on dans une société ? Quelles sanctions peut-on ou veut-on infliger aux délinquants ? « Relevons d’emblée que le concept de criminologie ne peut s’imaginer que dans les pays où la liberté d’expression est une réalité, relève le professeur de criminologie Georges Kellens, aujourd’hui émérite. Poser un regard critique sur la façon dont le pouvoir sanctionne ne peut se concevoir que dans des Etats de droit. »

Depuis le XIXe siècle, la prison est au cœur de l’arsenal pénal. Mais les politiques criminelles, constamment tiraillées entre le devoir de protection de la société, la place à accorder aux victimes et la nécessaire réinsertion des condamnés, sont perpétuellement l’objet de débats. « Nos travaux examinent le système répressif mis en place par le pouvoir politique, explique le Pr Kellens. Mais je tiens à dire qu’il n’y a pas que le pénal qui pénalise ! Autrement dit, le champ du pénal ne se réduit pas au droit pénal. Il existe des sanctions bien plus lourdes qui émanent d’autres codes, comme la liquidation des biens d’une entreprise ou la non-éligibilité pour un homme politique par exemple. L’adultère, même dépénalisé, est toujours considéré comme une faute par le Code civil. Et que dire de la répression infligée par les partis politiques ou religieux dans certains pays ? Tout ceci explique que nous devons envisager le terme “pénal” dans une acception très large. »
En Belgique, la peine de mort n’existe plus et la peine incompressible n’existe pas. « Le condamné est donc un homme – ou une femme – qui sortira de prison, tôt ou tard », rappelle Georges Kellens. Or, ici comme ailleurs, le taux de récidive post-carcéral est très élevé, ce qui tend à démontrer que l’emprisonnement n’a pas l’effet de dissuasion escompté. Face à cette réalité s’est imposée petit à petit la notion de justice “réparatrice”, laquelle propose une approche plus humaine de la détention. Ces modifications dans la perception de la délinquance sont dues notamment aux travaux des criminologues, magistrats, avocats et juges réunis au sein de sociétés savantes.
Ce sont elles qui seront au cœur du colloque organisé à la fin du mois de juin à l’initiative du Pr Georges Kellens, actuel président de la Fondation internationale pénale et pénitentiaire (Fipp), grâce au soutien du fonds David-Constant de l’ULg et la fondation Roi Baudouin, en coordination aussi avec la faculté de Droit et l’Ecole de criminologie Jean Constant. A l’invitation de la Fipp, les quatre grandes ONG scientifiques seront présentes : l’Association internationale de droit pénal, la Société internationale de criminologie, la Société mondiale de victimologie et la Société internationale de défense sociale (laquelle, portée sur les fonts baptismaux à Liège en 1949, célèbrera ses 60 ans). L’occasion pour chacune – et pour la première fois en colloque – de procéder à une introspection : “Quelle influence exerçons-nous sur les politiques criminelles nationales et internationales ?”
Pour le Pr Kellens, ces groupements d’experts apportent une contribution scientifique aux débats. « Un peu à l’image du Groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) – qui a mis à la disposition des décideurs politiques des données récoltées par des milliers de scientifiques –, ces associations apportent un éclairage, une réflexion sur les pratiques pénales et pénitentiaires. » C’est ainsi que, en pleine période fasciste, la Commission internationale pénale et pénitentiaire (Cipp) – l’ancêtre de la Fipp –élabora la première version d’un ensemble de règles minimales applicables aux détenus. Cet ensemble fut adopté par la Société des Nations en 1934 puis, avec quelques modifications en 1955, au 1er congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants. Ces règles constituent aujourd’hui une sorte de “législation molle” qui doucement imprègne les esprits des juristes et des législateurs en Europe… en espérant qu’elle atteigne aussi l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine.
Depuis lors, plusieurs thématiques ont fait l’objet de publications et de colloques : l’influence de la peine de mort sur la criminalité d’un pays par exemple ou l’étude des minorités en prison (les femmes, les grands mafieux, les pédophiles, les caïds, etc.). « La notion de délinquance elle-même a évolué, fait remarquer Georges Kellens. Au début du XXe siècle, certains considéraient que le délinquant était un malade et préconisaient de transformer les prisons en hôpitaux psychiatriques. » Le psychopathe délinquant était-il irresponsable ? Au gré des affaires criminelles, les positions “scientifiques” ont varié, sous la pression de l’opinion publique parfois. L’exemple de l’homophilie est intéressant à cet égard. Elle relevait, il y a peu de temps encore, d’une “anomalie du choix objectal” classée dans les perversions, elles-mêmes répertoriées au chapitre des “névroses”. Parallèlement, la sexualité entre jeunes était interdite et passible des tribunaux. Dans la mesure où la Revue de droit pénal et de criminologie avait publié des auteurs incontestés pour qui “les contacts homosexuels entre jeunes laissaient des traces indélébiles”, la suggestion fut faite que “la majorité sexuelle” pour les relations homosexuelles soit fixée à 18 ans, à 16 ans pour les relations hétérosexuelles. Le législateur belge suivit cet avis mais, 20 ans plus tard, les mêmes auteurs s’avisèrent dans la même revue que rien n’étayait leur opinion autrefois publiée. Et le législateur acquiesça.
La notion de “défense sociale” connut aussi une évolution significative. Globalement, cette expression désigne une série d’états dangereux pour la société. La loi de défense sociale de 1930, promulguée dans le sillage de l’Ecole positiviste italienne, affirmait la coexistence de peines pour gens “normaux” et des mesures pour les “anormaux”. En 1949 cependant, Marc Ancel voulut redéfinir cette notion qui comprend à la fois la défense de la société et la défense de l’homme contre ladite société. Compte tenu des horreurs perpétrées durant la guerre, il ne voulait pas d’une société totalitaire qui « estime, pour se défendre, pouvoir sacrifier à son gré l’homme, ses droits et sa dignité ».

Kilmaniham Gaol (Dublin)
La criminologie n’a pas vocation normative. Son rôle est de faire l’inventaire des connaissances et les ONG scientifiques ne promeuvent aucune doctrine. « Si ces sociétés ont un statut consultatif auprès des Nations Unies et du Conseil de l’Europe, elles n’ont pas nécessairement pour vocation d’influencer les politiques criminelles par des recommandations », fait remarquer le Pr Kellens. Les associations qui se réuniront à Liège ont donc un objet essentiellement scientifique. Cela ne les empêche pas d’être actives, mais cela leur impose de se méfier des slogans et les oblige à se remettre sans cesse en question : ce que l’on étudie n’est pas innocent. « Choisir son objet de recherche détermine en effet une vision du monde, conclut le professeur. C’est un prisme par où passent les données, les conceptions, les représentations. »
Patricia Janssens
Colloque : « L’influence des ONG scientifiques sur les politiques criminelles nationales et internationales. »
Du 24 au 27 juin
Salle des professeurs, place du 20-Août 7, 4000 Liège.
Programme sur le site http://fondationinternationalepenaleetpenitentiaire.org/Site/francais/francais.htm
Contacts : tél. 04.366.31.41, courriel vseron@ulg.ac.be