20 ans après la chute du mur de Berlin et près d’un an après le colloque liégeois autour de la “lecture entre les lignes” popularisée par Leo Strauss, le projet “Censures et subversions” s’interroge sur les conditions de la liberté de pensée et les formes de subversion des artistes et des intellectuels. Un colloque, une exposition et un concert sont organisés sur ce thème par l’ULg et l’UMons en décembre prochain.
De Lyssenko à Chostakovitch
« On peut comprendre la figure du subversif en la comparant à deux autres figures, explique Anne Staquet, première assistante en philosophie à l’université de Mons. “Les téméraires” d’abord, dans la lignée d’un Giordano Bruno qui, jusque dans les geôles de l’Inquisition, tenta de rallier à son opinion ses intraitables accusateurs, avant d’être jugé puis exécuté. Moins radicaux, “les courageux” qui, comme Galilée à l’entame du XVIIe siècle, revendiquent l’évolution de l’opinion, mais pas au péril de leur vie. Rétifs à la bataille frontale et massive, ils jugent plus efficace d’œuvrer dans les interstices des pouvoirs. A l’instar de Descartes, rappelle Anne Staquet, lequel mina méthodiquement l’autorité de l’Eglise, tout en passant pour un catholique et un conservateur alors que d’autres, moins discrets, furent repérés et arrêtés. Avec Anne Herla, maître de conférences attachée au service de philosophie morale et politique de l’ULg, Anne Staquet est à l’origine de ce second volet consacré à la discrète mais indéfectible résistance des idées en milieu totalitaire. « Tacite et souvent assimilée à de la collaboration lorsqu’elle est mal identifiée, la subversion joue un rôle déterminant dans les renversements des régimes totalitaires. En modifiant les mentalités et en distillant une attitude critique. »
Les deux jeunes femmes ont coudoyé, dans leurs travaux, d’autres incontournables perturbateurs de l’ordre moral tels que Hobbes et Gassendi. Elles proposent à présent, dans un colloque international largement interdisciplinaire et ouvert à un plus grand public, un panorama attrayant de démarches subversives peu étudiées à travers les siècles.
« Après avoir étudié la pensée de Leo Strauss, nous avons voulu élargir la problématique non seulement à d’autres périodes de l’histoire de la philosophie, mais aussi aux domaines des sciences, de l’art et des médias, qui sont des lieux de “vérités” tributaires de régimes politiques », pose Anne Herla. La génétique, par exemple : Pierre Gillis (UMons) abordera ainsi l’irrésistible ascension du botaniste soviétique Trofim Lyssenko, fervent stalinien qui refusa la théorie génétique parce qu’elle lui semblait bourgeoise. On ira également écouter l’exposé d’Emmanuel Faye, à l’origine d’un émoi international après avoir mis à jour, à partir des leçons de Martin Heidegger, les affinités du philosophe avec le national-socialisme. « Son livre fut censuré en France », note Anne Staquet. Et d’embrayer :« L’art est lui-aussi un moyen de subversion. Pas nécessairement dans les avant-gardes qui, elles, sont scrutées. Mais je pense par exemple à ce réalisateur iranien, Abbas Kiarostami, qui distille des messages politiques dans ses films pour enfants. »
Le colloque sera d’ailleurs doublé d’une exposition qui se tiendra jusqu’au 20 décembre. Une salle sera dédiée au mur de Berlin, depuis Yalta jusqu’à la réunification. Dans deux autres salles thématiques, une kyrielle d’affiches politiques en provenance d’Europe continentale et d’Europe de l’Est feront la part belle à la liberté d’expression ainsi qu’à la subversion et l’équivoque. « Nous montrerons, didactiquement, les ficelles qui permettent de jouer de l’équivoque, de faire passer des messages différenciés à des publics divers », annonce Anne Staquet. Le 12 décembre, le cycle de conférences s’achèvera sur quelques notes de Chostakovitch, un temps compositeur officiel du régime communiste, avant que sa musique ne soit jugée inappropriée aux idéaux soviétiques. Le concert sera d’ailleurs précédé d’un exposé de Bernard Focroulle sur les “déboires du compositeur”.
Aujourd’hui
“Censures et subversions” fournira donc aux curieux matière à cogiter autour, peut-être, de la subversion dans nos régimes démocratiques. Où « la censure a plutôt ceci de particulier qu’elle fait vendre », note Anne Staquet. Et sa collègue de conclure : « Il est délicat de transposer les cas de subversion en régime totalitaire à nos propres régimes : aujourd’hui, on préfère noyer, dans l’énorme flux continu d’informations, des propos en porte-à-faux par rapport à l’opinion dominante. Ou bien interdire de dire, de manière insidieuse : c’est le politiquement correct. Mais c’est aussi à ces formes contemporaines de rétrécissement de la pensée que le colloque et l’exposition nous font réfléchir. »
Patrick Camal
“Censures et subversions” Colloque les 10, 11 et 12 décembre, de 8h30 à 17h. Auditoire 12 à l’université de Mons, place du Parc, 7000 Mons. Informations sur le site http://staff.umh.ac.be/Staquet.Anne/censuresetsubversions.htm |