Octobre 2009 /187
Octobre 2009 /187

Derrière le voile

Symétriser le regard

JacquemainMarcC'était il y a 13 ans. Rassemblée après une manifestation d'une ampleur quasiment inégalée en Belgique, une foule émue écoutait les paroles d'une jeune femme tout de blanc vêtue... et voilée. Nabela Benaïssa était, pour quelques moments, l'icône d'une partie de la Belgique*. Une telle scène est aujourd'hui devenue difficilement pensable. Imagine-t-on la presse se répandre en éloges sur la maturité, l'intelligence et l'indépendance d'une femme musulmane et voilée ? Cela semble d'autant plus improbable que ceux-là mêmes qui avaient été les plus inconditionnels alors - avec peut-être un petit manque du côté de l'esprit critique - se retrouvent parfois parmi les plus virulents contempteurs de l'Islam aujourd'hui, avec toujours aussi peu d'esprit critique.

Certes, ce moment d'octobre 1996 ressembla sans doute à une "communion" et le propre de la communion, c'est d'être par nature éphémère, sauf dans nos fantasmes. Le sociologue, dont le métier est de comprendre sans juger, peut tout de même difficilement s'empêcher de voir cet épisode comme un moment de "bifurcation" possible, le début d'une histoire contrefactuelle qui aurait pu être mais qui n'a pas été. Et une question vient inévitablement à l'esprit : "« Qu'est-ce qui a changé ? ». On serait presque tenté d'écrire « Qui a changé ? »

Bien sûr, il y a eu le 11 septembre 2001 et la manière dont il a influencé les représentations réciproques de "l'Occident" et du "monde musulman" donnant à la thèse du "choc des civilisations" un crédit bien supérieur à celui qu'elle mérite. Comme le montre bien le politologue français Zaki Laïdi, notre société, depuis la fin de la guerre froide et l'affadissement du conflit social, est en manque de "conflit structurant". Et l'Islam est un adversaire tentant. Mais, plus près de nous et très concrètement, ce qui a changé, c'est notre société. Elle engrange des progrès matériels (songeons simplement au domaine de la santé) mais elle est aussi devenue, à bien des égards, plus dure : plus inégalitaire et plus individualiste, outrageusement accueillante au succès (mérité ou non) et fort impitoyable envers l'échec. C'est une société dont la richesse croissante (en dehors des crises, bien sûr) parvient de plus en plus difficilement à produire de l'adhésion.

Dans ce contexte, les différences culturelles, qui ne sont jamais évidentes à vivre et demandent une adaptation mutuelle, deviennent aisément source d'angoisses et de ressentiments, pour les majoritaires comme pour les minoritaires. Les jeunes issus de l'immigration non-européenne, tout belges qu'ils soient pour la plupart, découvrent qu'ils ne sont pas égaux devant l'école, l'emploi ou la santé. Le réinvestissement de convictions religieuses que leurs parents, souvent, prenaient avec plus de distance, les aide, pour certains, à se construire une identité "fière", qu'ils ont du mal à trouver dans d'autres domaines de leur vie. L'erreur à ne pas commettre serait de croire que ce genre de processus est à sens unique : en face, le raidissement anti-religieux peut aussi servir de raffermissement identitaire, dans une société qui offre peu de repères et qui dévalorise les grandes causes collectives.

"Ne pas confondre les valeurs universelles
et les manières contingentes de les exprimer"

Comme les sciences sociales l'ont souvent montré, les conflits symboliques et identitaires ont une dynamique différente des conflits d'intérêt. L'intérêt est par nature incrémental et cela facilite la négociation : un peu plus de ceci contre un peu moins de cela. Le conflit symbolique est plus difficile à gérer car il met en jeu des notions comme "la patrie", "la foi", "l'identité", "notre mode de vie". Sur de tels conflits, le compromis est difficile et la tentation du "tout ou rien" est très forte. C'est cela qui se cristallise aujourd'hui autour du "hijab" : stigmatisation insupportable des femmes pour les uns, symbole de liberté pour celles qui choisissent de le porter volontairement. Le voile islamique est sans aucun doute les deux à la fois et bien d'autres choses encore. A nouveau, le travail du sociologue n'est pas de juger. Mais il peut au moins indiquer qu'il y a plusieurs chemins possibles. La meilleure façon d'éviter le raidissement identitaire chez "l'autre" est sans doute de le débusquer chez nous-mêmes, dans cette façon que nous avons parfois de confondre les valeurs universelles (comme l'égalité entre hommes et femmes) et les manières contingentes de les exprimer (comme les façons de s'habiller). Cela ne résoudrait pas tous les problèmes de cohabitation culturelle, bien sûr. Par contre, cela éviterait qu'ils se cristallisent sous l'effet de l'instrumentalisation politique ou médiatique. Cette "symétrisation du regard" qui nous invite à nous voir par les yeux de l'autre devrait être la moindre des choses pour ceux qui se réclament de la tradition des Lumières.

Il semble parfois que c'est encore beaucoup demander.

Pr Marc Jacquemain
Institut des sciences humaines et sociales

* Pour les plus jeunes, Nabela Benaïssa, sœur de Loubna, assassinée par Patrick Derochette, fut une des figures phares de la fameuse "marche blanche". Elle est aujourd'hui avocate, spécialiste en droit public. Et elle ne porte plus le voile.

 

Facebook Twitter