Le Pr Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, préconise, dans un rapport récemment déposé à Paris, de revoir de fond en comble les modes de calcul de la croissance et de remettre l'individu au centre de l'analyse économique. Points de vue du Pr Frédéric Schoenaers, du Centre de recherche et d'intervention sociologique (ISHS), et de Michel Marée, du Centre d'économie sociale (HEC-ULg).
Le 15e jour du mois : Que signifie cette remise en question ?
Frédéric Schoenaers : Le rapport se base sur de nombreuses études menées dans les pays occidentaux, lesquelles s'interrogent sur le fameux "produit intérieur brut" (PIB). Cet indicateur économique - très utilisé - est réputé mesurer le niveau de production d'un pays. Il sert d'indicateur de l'activité économique tandis que le PIB/habitant sert d'indicateur du niveau de vie. Or, c'est ce que dénonce le Pr Stiglitz, les paramètres utilisés dans le calcul du PIB ne tiennent pas compte des activités non-marchandes. Il propose dès lors d'introduire d'autres variables pour estimer la performance, des variables plus subjectives, plus qualitatives, plus adéquates dans l'optique de mesurer le "bien-être" de la population. Son ambition est d'introduire dans le concept de la performance (qui inclut la croissance) la mesure de l'épanouissement personnel. Des enquêtes ont déjà montré en effet que le bonheur des citoyens n'était pas en relation directe avec le PIB de leur pays mais plutôt avec le niveau de l'enseignement, la qualité des soins, le sentiment de sécurité, etc.
La réalité que dénonce l'ancien conseiller du président Clinton - la prévalence des chiffres au détriment d'autres considérations - se constate aussi à d'autres niveaux, celui des entreprises par exemple ou celui de la fonction publique. L'exercice comptable sous-tend les restructurations de personnel, et c'est aussi sur base de chiffres que des décisions sont prises en matière de politique publique. Jusqu'à l'absurde parfois. Lorsque l'on impose aux radios et aux télévisions de diffuser un quota de musique, française notamment, ou un quota de films européens, mais que celles-ci et ceux-là sont programmés à minuit, l'indice de performance est certes atteint. Par contre, quel est l'impact de la mesure ?
Le 15e jour : La réflexion de Stiglitz gagne-t-elle d'autres terrains ?
Fr.S. : Nous assistons au même phénomène dans les universités désormais confrontées aux rankings, c'est-à-dire aux classements élaborés sur une base mathématique ou statistique. Ils laissent peu de place à l'interprétation de la réalité et évaluent la performance d'une université américaine et d'une université sénégalaise, par exemple, avec les mêmes critères ! A mon sens, cela revient à comparer des pommes et des poires : le chiffre devient une fin en soi. Au nom de cela, certains proposent de boycotter les rankings, mais c'est une position difficile car ces classements ont acquis une importance symbolique et médiatique et ce, alors que les universités européennes - dans le contexte du décret de Bologne - sont de plus en plus concurrentes. A bachelier égal, les étudiants risquent de choisir une université européenne selon le classement, selon la renommée.
Conscient de l'incidence des rankings et des possibles dérives à venir, le Pr Alain Renaud de la Sorbonne tente - à la manière de Joseph Stiglitz - d'élaborer des indices de performance plus complexes et plus riches pour évaluer les universités. Si le nombre de publications scientifiques doit intervenir dans le classement, l'insertion de l'institution dans son tissu socio-économique doit être prise en compte aussi. Pourquoi ne pas inclure encore des notions telles que la fonction sociale de l'université ou le ratio entre l'enseignement et la recherche ? L'accès aux revues internationales est aussi une variable intéressante. Alain Renaud commence sa recherche dans cette voie. Avec quelques universités partenaires, dont l'ULg.
Le 15e jour du mois : Que signifie cette remise en question ?
Michel Marée : La question est de savoir s'il existe des indicateurs plus pertinents que le PIB pour rendre compte du développement d'une société. Le PIB mesure la production et la croissance dans tous les secteurs : c'est un indicateur économique qui a pratiquement un statut officiel. Or, depuis le début des années 1970, les scientifiques critiquent non seulement la façon dont ce PIB est calculé mais aussi et surtout l'usage qu'on en fait. Car le PIB sert aussi implicitement à mesurer l'évolution du bien-être. Or, croissance économique et amélioration du bien-être ne vont pas nécessairement de pair.
Aujourd'hui, on préconise la grille du "développement durable" pour mieux mesurer l'évolution du bien-être dans les différents pays. Des travaux scientifiques existent depuis plusieurs années sur ce thème, mais ils n'étaient pas relayés par une initiative politique. Le président Sarkozy - il faut lui rendre cette justice - a eu le courage de mettre ce problème sur le devant de la scène politique en créant la commission Stiglitz.
Le concept de développement durable suppose d'envisager trois volets distincts. Celui de la croissance économique mesurée par un PIB "adapté", ensuite celui du développement social qui concerne le niveau de la pauvreté, le niveau d'éducation, les conditions de travail, de santé, les inégalités, etc., et enfin celui des impacts environnementaux qui s'intéresse à l'état des ressources naturelles, à la biosphère, etc. Il existe déjà un indicateur synthétique proposé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), lequel tente de prendre en compte les deux premiers aspects (économique et social) : l'indice de développement humain (IDH), mis au point dans les années 1990 par deux économistes, Mahbub ul Haq et Amartya Sen. Cette méthode de calcul a montré qu'un même pays pouvait être bien classé sur base du PIB par habitant, mais l'être beaucoup moins sur base de l'IDH. C'est le cas des Etats-Unis notamment.
Le 15e jour : La réflexion de Stiglitz gagne-t-elle d'autres terrains ?
M.M.: Le Centre d'économie sociale s'est aussi, à sa manière, préoccupé de la représentativité du PIB et plus généralement des comptes nationaux, en particulier en ce qui concerne les activités non marchandes de l'économie et le secteur associatif en particulier, dont on connaît l'impact sur la population au quotidien dans les domaines du social, de la santé, de la culture, etc. Ainsi, nos travaux ont abouti à la mise en place en Belgique d'un "compte satellite" des associations qui permet maintenant de connaître leur contribution au PIB. Et ce n'est pas rien : les associations de ce compte en Belgique (lequel ne reprend pas les établissements d'enseignement du réseau libre) réalisent un apport au PIB de plus de 14 milliards d'euros. Elles interviennent ainsi pour 4,7% de l'apport national. Il faut préciser à cet égard que le travail bénévole, pourtant fondamental pour les associations, n'est pas pris en compte dans le calcul du PIB. C'est pourquoi nous avons aussi tenté parallèlement d'estimer la valeur monétaire du travail presté gratuitement par les bénévoles.
Par ailleurs, notre Centre a mené une recherche afin de mieux mesurer l'impact des services rendus aux personnes, tout particulièrement dans le domaine des titres-services. Le statut des opérateurs dans ce secteur (asbl, CPAS, sociétés d'intérim, etc.) influe-t-il sur la qualité du service ? La seule performance économique (la contribution au PIB) ne permet pas de répondre à cette question, et il a donc fallu créer de nouveaux indicateurs pour approcher la réalité.
Propos recueillis par Patricia Janssens