Les discours autour de l'alimentation ont beaucoup fleuri ces dix dernières années, avec une actualité sans cesse renouvelée autour de la fameuse malbouffe, du fléau de l'obésité et, à l'ère des grippes animales, de la sécurité alimentaire. Celle-ci, entendue collectivement au sens de sécurité sanitaire, est plus rarement envisagée au sens du manque. « On écarte l'hypothèse comme s'il n'était plus envisageable de manquer un jour de nourriture », relève Brigitte Duquesne, maître de conférences et responsable de recherches dans l'unité d'économie et développement rural de la faculté de Gembloux-Agro Biotech.
Pour le coup, « dans nos pays où l'alimentation est placée sous le signe de l'abondance, le consommateur va adopter des comportements souvent inconstants et parfois peu judicieux », dit-elle. Et la chercheuse de pointer du doigt nos ménages, où l'alimentation n'est décidément plus la priorité, puisque la part du budget qui lui est allouée n'a cessé de diminuer, passant de 60% en 1920 à 12% en 2006. « C'est surprenant, mais c'est la vérité : on observe une contraction nette, en dépit des revenus des ménages. On me répondra que la nourriture est chère, mais c'est faux : elle est en réalité moins chère qu'il y a 50 ans, tous salaires horaires comparés. » Et cette docteur vétérinaire d'ajouter, un brin alarmiste : « La part grignotée sur l'alimentaire va aux "jeux du cirque". Le repas a clairement fait les frais d'une perte de valeurs : celles de la convivialité, de l'acte de cuisiner ensemble, qui est pourtant primordial. » Les modes de consommation de "nos pays en fin de développement" évoluent ainsi vers un accroissement des achats de plats préparés et de la restauration hors domicile.
On ne sera donc pas surpris de l'entendre professer un retour aux " valeurs traditionnelles", à la convivialité des repas que notre société du loisir et du prêt-à-manger a étouffée. Même si, concède-t-elle, l'imaginaire du monde d'antan, proche de la nature et des traditions, est constamment récupéré par les publicitaires et autres aficionados du "terroir-caisse". L'enseignante entend donc toucher les jeunes en priorité : « La malbouffe, c'est à leurs parents qu'on la doit. Dans les années 1960-70, une femme qui passait du temps à cuisiner, c'était ringard. Aujourd'hui, je remarque que l'on n'a jamais aussi peu cuisiné, quand bien même on accumule paradoxalement les émissions et les bouquins culinaires. Il est plus juste de dire que l'on regarde cuisiner à la télévision. » Et de renchérir : « Cuisiner, ou prendre des cours de cuisine, est devenu tendance dans les milieux aisés. Mais ces mêmes milieux sont aussi les premiers à adopter les discours pseudo-scientifiques médiatisés sur la nourriture. On a ainsi, par exemple, beaucoup terni l'image du lait, au profit du très tendance lait de soja... »
Pour Brigitte Duquesne, il est donc grand temps de rétablir un lien entre l'agriculture et les consommateurs, et d'encourager à « consommer local, pour préserver nos paysages et nos agriculteurs. Il est d'ailleurs curieux que le terme "paysan" soit devenu péjoratif, alors que ce sont ceux qui nous nourrissent. » C'en doit donc être fini des fruits exotiques importés à grands frais et en toutes saisons jusqu'à nos étals. « On parle de consommation éthique au sens où toute la planète devrait avoir le droit d'être nourrie décemment. Mais l'éthique doit aussi s'appliquer à nos agriculteurs. » La chercheuse mentionne les circuits courts, qui font leurs premiers pas chez nous. « On a eu tendance, ces dernières années, à tenter d'introduire les produits locaux dans nos grandes surfaces. Mais c'est bien entendu antinomique, puisque les supermarchés prônent le "tout, tout le temps". » Un changement de paradigme doit donc avoir lieu, qui fasse la part belle à l'alimentation, ce « concentré de valeurs humaines ». Quitte à ce que ce shift soit perçu par les plus jeunes générations comme une régression. « Des petites prises de conscience se font, sporadiquement. Le fast-food, par exemple, semble être de moins en moins populaire chez les étudiants. Il faut donc poursuivre les efforts de sensibilisation, d'éducation dans ce sens-là », conclut la chercheuse.
Le mercredi 3 février, elle chapeautera une journée consacrée à l'alimentation, sur le campus de Gembloux Agro-Bio Tech. Le sociologue Jean-Pierre Corbeau (université de Tours) tentera d'y définir le "mangeur moderne", et Liliane Plouvier, historienne de l'alimentation et auteure de L'Europe à table, viendra discourir sur les recettes du Moyen-Age.
Patrick Camal
Quand les jeunes se mêlent de leur assiette
Mercredi 3 février, à 9h.
Espace Senghor, Gembloux Agro-Bio Tech,
place des Déportés 2, 5030 Gembloux.
Contacts : renseignements et inscriptions, tél.081.62.23.65,
courriel anne.pompier @ulg.ac.be, site www.fsagx.ac.be/eg/