Il se passe bien des choses au fond des océans. C'est probablement là que la vie est apparue voici 3,5 milliards d'années. Et on y trouve encore aujourd'hui des peuplements microbiens et animaux exubérants. Dans les abysses, la vie fait flèche de tout bois... Un tronc d'arbre ou un cadavre de baleine qui coule au fond de l'eau est colonisé en quelques mois par des centaines d'organismes différents. L'abondance de "bois coulés" dans les zones tropicales, et notamment autour des îles Salomon ou des Philipines, est rapportée depuis plus de 50 ans. Mais cela fait quelques années à peine que les chercheurs ont pris conscience que ces déchets organiques pouvaient se transformer en véritable niche écologique. « Lorsque le chalut remonte un tronc d'arbre, explique Caroline Hoyoux, chercheuse dans l'unité de morphologie ultra-structurale (faculté des Sciences), on retrouve des dizaines d'organismes accrochés, des mollusques, des oursins et des crustacés. Sur le bateau affrété par le Museum national des sciences naturelles de Paris, notre premier travail est d'ailleurs de trier cette abondante biodiversité. »
Au milieu de cette profusion biologique, un animal retient plus particulièrement l'attention de Caroline Hoyoux : le Munidopsis andamanica, de son nom savant. Décrit pour la première fois en 1905, la biologie de l'animal - un crabe - était encore totalement inconnue. La chercheuse liégeoise voudrait comprendre le lien entre ce crustacé et le milieu organique des bois coulés. L'arbre mort est-il son garde-manger ? Dans une étude, publiée dernièrement dans le magazine Marine Biology, la chercheuse explique que le Munidopsis andamanica mange du bois. « C'est surprenant, précise-t-elle. En général, les crabes sont des prédateurs ou des nécrophages. Certains peuvent parfois aussi se nourrir de végétaux, mais plutôt des feuilles ou des algues. » Pour avaler le bois, il faut d'abord un système mécanique - des appendices buccaux et un estomac robustes - qui permet de croquer l'arbre ; il faut ensuite un système enzymatique dans le ventre qui permet de casser les liaisons très solides qui attachent entre elles les molécules de cellulose ou de lignine. « Nous avons retrouvé des champignons et des bactéries dans le système digestif de tous les crabes que nous avons analysés, explique Caroline Hoyoux. Ils sont chaque fois au même endroit, dans l'intestin, et attachés à des tissus manifestement sains. Mon hypothèse, c'est que ce crabe marin possède une flore intestinale qui vit en symbiose avec son hôte et facilite la digestion du bois.»
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Autour des troncs immergés ou des cadavres de baleine se développent des écosystèmes chargés en molécules "réduites", comme le méthane ou des sulfures, qui sont produites par des bactéries lors de la dégradation des substrats organiques et qui s'oxydent facilement. D'autres types de bactéries récupèrent l'énergie contenue dans ces molécules en contrôlant leur oxydation pour synthétiser de la nouvelle matière organique. Ce processus, appelé "chimiosynthèse", remplace ici la photosynthèse que font les plantes ou les algues à l'aide de la lumière du soleil. A quelques mètres ou dizaines de mètres de profondeur sous l'eau, ce sont les rayons du soleil qui fournissent cette énergie nécessaire à la vie, sous la forme de photons. Mais dans les abysses, la chimiosynthèse à partir des gaz composés peut remplacer la photosynthèse. Et ce qui intéresse aujourd'hui beaucoup les chercheurs, c'est que ce mécanisme de chimiosynthèse est aussi celui qui permet le développement de la vie dans les milieux marins extrêmes que sont les sources hydrothermales. « On peut faire l'hypothèse que la vie qui se développe autour des bois coulés ou d'autres substrats organiques est une étape évolutive vers la colonisation de ces milieux plus extrêmes encore que sont les sources hydrothermales », explique Caroline Hoyoux. |
Pour vérifier cette hypothèse, les chercheurs se proposent notamment de réaliser des études génétiques comparées de certains organismes trouvés dans les deux milieux. Et l'air de rien, voilà des travaux scientifiques qui flirtent avec le Saint-Graal de la recherche en biologie marine : l'origine de la vie. Car certains chercheurs pensent que c'est peut-être dans ces sources hydrothermales que les premières formes de vie se sont développées voici 3,5 milliards d'années.
Clément Violet - Photo : Caroline Hoyoux
Article complet sur le site www.reflexions.ulg.ac.be